« Au lieu d’être un Nietzsche, devenez un Spinoza ! » : voilà de quelle manière je fus apostrophé dans la foulée de mon précédent article, le délicieux « Il faut rallumer Notre-Dame! », par un dénommé Faical. « Au lieu d’être un Nietzsche, devenez un Spinoza. » Cette phrase, aussitôt lue, se mit à tournoyer dans les méandres de mon cortex, allant et venant, comme une véritable marée nauséeuse. Suis-je un Nietzsche? Quelle question! Et ai-je tout intérêt à devenir un Spinoza? Quelle énigme! Réfléchissant à l’offrande de ce sphinx cybernétique qui avait eu l’heur d’atterrir sur mon blogue, je passai de pénibles moments, ne sachant plus du tout où j’en étais. Les insomnies me gagnèrent et me firent visiter des lieux de mon esprit que j’avais complètement oubliés – autant de déserts dont j’avais désappris la solitude, ou de glaciers dont je croyais avoir durablement meublé les silences. Une fois, au cours d’une nuit particulièrement délirante, un important souvenir me revint à l’esprit dans lequel, jeune blanc-bec perdu dans un train, je filais à toute allure vers ma propre explosion intellectuelle. Traînant sur la table de mon compartiment, deux livres fraîchement achetés que j’allais bientôt me mettre à feuilleter : l’un signé de la main de ce grand escogriffe de Carl Gustav Jung et l’autre, de celle de Friedrich Wilhelm Nietzsche.

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L’apparition conjuguée de ces deux auteurs dans mon univers intellectuel ne fut sans doute pas fortuite. Plus jeune, j’avais été fortement porté vers la science, allant jusqu’à développer une conception naïvement rationaliste de mon existence. C’est-à-dire que je croyais à la raison, que j’étais convaincu d’y trouver une puissance capable de me dicter ce que je devais faire, et que j’étais prêt à remettre la part du destin de l’humanité qui m’incombait entre les mains de cette puissance extérieure. Le temps et le mal-être finirent toutefois par me révéler qu’une telle disposition intérieure ne peut que mener tout homme au désastre. Aussi cet horizon qui si longtemps avait été le mien se mit à ne plus me suffire, sinon à m’étouffer. Plus que jamais, j’eus besoin de tâter les recoins les plus sombres de mon âme, de tirer sur les fils de ma déraison. Je fus d’abord guidé, dans cette entreprise, par la psychologie analytique (qui n’est qu’une forme alternative de psychanalyse) de Jung qui, avec son assortiment de notions exotiques, me séduisit pendant un certain moment. La théorie jungienne donna son impulsion première au changement qui se produisait en moi et pour cette raison, elle suscite encore mon affection, quoique je n’y sois plus aussi attaché qu’à l’époque.

C’est qu’il y a un mur qui demeure infranchissable à tout lecteur de la littérature psychanalytique désirant frayer avec les profondeurs de son être et ce mur, il tient à ce que cette discipline se veut d’abord et avant tout une science. Peut-être que certains de mes lecteurs auront envie de pouffer de rire à la lecture de cette proposition, trouvant inadmissible que la psychanalyse puisse se trouvée associée, de près ou de loin, à un domaine aussi rigoureux par exemple que la physique. Ceux-là n’auront qu’à songer que les sciences ne sont pas seulement naturelles mais aussi humaines. Certes, la configuration épistémologique de ces dernières est complètement différente de celle des sciences naturelles mais leur parenté n’en est pas moins suffisante pour que nous puissions les réunir sous un genre commun. Et d’ailleurs, il y a un trait que partagent toutes les sciences théoriques, la psychanalyse incluse : c’est qu’elles supposent toujours l’existence d’une sorte d’abîme entre elle et l’être qui les fréquente. C’est-à-dire qu’elles se posent d’abord et avant tout comme des instruments entre les mains de l’individu: elles répondent à la question « que puis-je? » tout en laissant en plan d’autres questions telles que « qui suis-je? » ou « que dois-je faire? ». On peut tout connaître du marteau, cela ne dit pas pour autant ce qu’il conviendrait de construire. L’homme révèle ses possibilités par la connaissance mais par le fait même, il s’éloigne de lui-même. Cela est aussi vrai en ce qui concerne la psychanalyse qui, certes, ratisse beaucoup de territoire, mais pour laquelle le sujet reste ultimement, en son centre, invisible à lui-même. C’est pourquoi j’étais bientôt appelé à délaisser les terres jungiennes pour entrer, par l’entremise de Nietzsche, dans le royaume des philosophes, lequel peut seul fournir la matière à une authentique auto-réflexion.

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Évidemment, j’avais tout de même été en contact, avant ces événements, avec les philosophies socratique, platonicienne ou même cartésienne, chez lesquelles j’avais trouvé quelques armes précieuses. Elles m’avaient surtout montré, au milieu de toutes les mauvaises nourritures spirituelles auxquelles j’avais été exposé, la voie d’une certaine ascèse de l’esprit au moyen de laquelle j’avais au moins pu conserver intactes mes forces les plus profondes. Mais cela ne m’était pas suffisant : j’avais besoin de réflexions qui agiraient sur moi comme autant de miroirs, devant lesquelles il me serait possible de mirer le fond de mon être avec tous les affects qui y bouillonnent sans jamais trouver le véhicule de leur expression. Chez Nietzsche, je trouvai enfin ce mode de réflexion dont j’espérais l’existence, car le philosophe moustachu ne se contentait pas de brasser la soupe conceptuelle occidentale, mais il questionnait jusqu’à la façon de sentir du lecteur. Il me semblait enfin que c’est à mon être tout entier que l’on s’adressait et que par conséquent j’avais de quoi penser ma vie jusque dans ses profondeurs souterraines, au-delà de tout l’attirail des principes logiques, ontologiques, épistémologiques et autres logicismes de tout acabit. En tout et pour tout, le vacuum induit par la pensée nietzschéenne me permit de plonger vers les tréfonds de ma propre pensée et de faire jaillir ce torrent de sagesse auquel le lecteur régulier de ce blogue vient goulûment s’abreuver.

Six années exactement après cette rencontre avec le philosophe moustachu, les circonstances de la vie me plongèrent dans une situation délicate. La monture sauvage qu’il me semblait avoir fini par apprivoiser se cabra si violemment que j’en perdis les rênes. Pendant un moment, je fus mis à rude épreuve. C’est à cette époque, où je cherchais désespérément quelque repère pour m’aider à me remettre en selle, que je décidai de me lancer à la découverte de l’Éthique de Baruch Spinoza. Il faut dire que j’avais été incité à me lancer dans cette aventure philosophique par les nombreux émois de Gilles Deleuze au sujet du philosophe hollandais, qui n’hésitait pas à le qualifier de « prince des philosophes », ce qui n’est tout de même pas rien. C’est donc illuminé par l’espoir découlant de cette nature princière de l’Éthique que je commençai ma lecture.

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Je fus séduit. Tout était si clair, si limpide. Alors que le brouhaha nietzschéen pouvait être si lourd, si entortillé, et qu’il ne semblait parfois donner que sur un champ de ruines, il me semblait que les raisonnements cristallins de Spinoza faisaient non seulement voler en éclat les bases de la philosophie ancienne mais qu’en plus, ils mettaient en place l’architecture propre à une nouvelle façon de penser. Plus qu’à un essai de philosophie, c’est à un livre sacré que j’avais affaire – aussi chéris-je comme un artefact venu du fond des âges mon magnifique exemplaire des Éditions de l’Éclat, lequel resplendit d’ailleurs encore aujourd’hui au sommet de ma bibliothèque, parfaitement conservé, exactement comme si je l’avais acheté hier. Avec le recul, il me semble que j’étais tombé sur l’Éthique comme l’on tombe, en sortant d’un passage difficile le long d’un pénible sentier, sur un belvédère haut perché révélant quelque magnifique paysage. Je profitais, pour la première fois depuis longtemps, des délices d’une pensée bien ordonnée, et dénuée d’ambiguïtés. Peut-être m’eût-il alors même plu de me joindre à un Frédéric Lenoir afin de chanter béatement les louanges du « miracle Spinoza ».

Si j’aimai certes la vue du belvédère de l’Éthique, il me sauta néanmoins aux yeux, quelque temps après cette découverte, qu’il ne me plaisait pas particulièrement d’y rester. Je m’ennuyais. Je me rendis compte qu’il ne me pesait pas tant de contempler le paysage que de le parcourir. En termes non-métaphoriques : je n’avais jamais voulu que l’on me donnât de principes, mais seulement que l’on me fournisse des occasions de réfléchir. Or, la philosophie de Spinoza en est une de principes au degré suprême. Des principes présentés comme s’ils découlaient de la plus rigoureuse nécessité mathématique. Et j’ai pour idée que toute philosophie qui se présente à partir de principes recèle à un degré ou un autre la tendance dont j’avais toujours cherché à me dissocier, soit celle qui consiste à chercher une puissance apte à dicter aux hommes ce qu’il faut faire, et comment les choses devraient être ressenties. Cette tendance correspond à ce que j’appellerai une « philosophie de belvédère ».

Qu’est-ce qu’un belvédère, essentiellement? Un lieu de domestication du regard : le touriste va directement au belvédère car c’est là que se trouve le point de vue le plus optimal, celui qui permettra par exemple de prendre la meilleure photographie. Le belvédère assimile les étendues à sa plate perspective et fait s’émousser petit à petit la découverte vivante du paysage. Il s’agit à coup sûr du lieu le plus ennuyant de tout sentier mais puisque nous raffolons de ce qu’il y ait une finalité à ce que nous entreprenons, l’idée que le belvédère puisse constituer le but de la randonnée, l’accomplissement, que la photographie qui y sera prise sera la meilleure – cette idée nous enchante. Et c’est précisément le désir d’un tel enchantement – symptôme d’un moment de difficulté – qui m’avait poussé vers Spinoza. Évidemment, je ne voudrais surtout pas laisser entendre qu’il n’y ait rien à tirer de ce géant de la philosophie, loin de là. Mais aujourd’hui, lorsque l’on me parle du « prince des philosophes », je ne peux m’empêcher de sourire.

Aux côtés des philosophies de belvédère, parmi lesquelles je range donc celle de Spinoza, nous trouvons ce que j’appellerai maintenant des philosophies de brousse. Dans ces dernières, l’accent de la pensée est porté sur sa contextualisation plutôt que sur sa structure même. Et lorsque je parle de contextualisation, je ne fais pas forcément référence aux conditions d’apparition de cette pensée mais aussi et surtout aux couleurs affectives de cette pensée. Ainsi les philosophies de brousse nous font-elles sentir l’homme qui se tient derrière les concepts et les mots; elles nous replacent dans le mouvement même de l’aventure de l’existence au lieu de nous en fournir un panorama détaché. Or, une telle façon de procéder recèle toute l’humilité et la délicatesse requises pour actionner à plein régime la faculté intuitive de celui qui se frotte à une telle pensée. Tel est à mes yeux l’effet que produisent les Nietzsche, Montaigne et autres Kierkegaard de ce monde, pour ne nommer que ceux-là. Avec ces trois lascars, il n’y a jamais moyen de s’arrêter pour contempler le panorama. Mais dieu que la promenade est belle, et comme il est bon de perdre sur leurs chemins philosophiques!

2 réflexions sur “Chemins philosophiques

  1. Excellent article ! J’aime beaucoup les notions de philosophies de belvédère et de brousse, je pense que nous passons tous par des moments où nous avons plus besoin du réconfort de l’une ou encore où l’on a toute l’énergie pour s’aventurer dans l’autre. Merci beaucoup pour cette réflexion éclairante.

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  2. Bonjour Mme. Bouzit ! Je vous remercie pour ce très beau commentaire et en profite pour lever mon chapeau à une authentique collègue de la résistance blogosphérique! Je fais référence au fait que vous vous entêtez à vous consacrer avec une application et une passion évidentes à un blogue, c’est-à-dire à une chose destinée à sombrer dans l’oubli (ou presque !) et ce, pour le seul amour de la chose. Nous vaincrons !
    D’ailleurs, vous me faites penser que je devrais ajouter à mon site une section « Compagnons de la résistance ». Je vous en remercie.

    Au plaisir,
    Francis

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