Comme j’étais en vacances la semaine dernière et que j’avais besoin de redonner à mon esprit le sens des grandes étendues, j’ai décidé d’aller me perdre quelque peu dans les lugubres profondeurs de la forêt boréale de mon Groenland natal. En fait, je ne me suis pas perdu du tout puisqu’il s’agissait d’un sentier parfaitement balisé mais qu’importe : mon regard s’est tout de même égaré çà et là, en glissant sur la mer d’épinettes qui s’étendait devant moi. Je marchais au milieu de cet austère mais néanmoins glorieux spectacle d’une nature éprouvée par les rigueurs du climat, et je me disais alors que contrairement aux formations inorganiques du globe, dont les formes rigides nous rappellent l’implacable règne des forces physiques qui nous enserrent, les végétaux ont une façon de bondir, légers et insouciants, contre cet ordre établi. Lire la suite « La plante humaine »
Citation de la semaine: Jacques de Bourbon Busset
Les rives sont la chance du fleuve puisque, l’enserrant, elles l’empêchent de devenir marécage.
Attentat contre un pronom interrogatif
Je me souviens encore de la première fois que ça m’est arrivé. J’avais douze ou treize ans et, par une douce soirée de fin de septembre, assis dans l’entrée de la maison familiale avec une amie, j’observais attentivement le ciel. C’était une soirée particulièrement claire et magnifiquement étoilée ; je suppose que l’on pourrait dire que c’était le genre de soirée qui dispose l’esprit aux rêveries. Je ne sais pas ce qui m’a pris ce soir-là mais tout à coup, la noire opacité de la nuit ne m’a plus satisfaite, et mon regard ne voulait plus s’y arrêter. Les astres, gracieusement arrangés et la traînée phosphorescente de la voie lactée pouvaient bien faire les belles : elles ne me distrayaient plus du spectacle troublant de la noirceur infinie dans laquelle elles se noyaient toutes deux. Lire la suite « Attentat contre un pronom interrogatif »
No man’s land
Je ne me rappelle plus beaucoup de mes voyages d’enfance sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre. Quelques lambeaux d’images ou d’impressions filtrent bien encore jusqu’à mon esprit : l’allure générale d’une rue, d’une plage, la couleur d’un ciel, d’un motel, le bruit des vagues, des cris d’enfants, un château dans le sable, une odeur saline mêlée à l’effluve des hot-dogs grillés. Mais tout cela est fuyant et ne forme plus qu’une mosaïque disparate, et bien peu sensée – pour autant que l’on considère que le sens du passé ne tient qu’à la capacité que nous avons de le reconstituer. Du reste, je ne suis plus certain de la provenance réelle de ces réminiscences: peut-être ne s’agit-il après tout que d’un collage fictif de sensations tirées d’événements d’une nature complètement différente ou même empruntées à des œuvres cinématographiques. Lire la suite « No man’s land »
Citation de la semaine: Georg W. F. Hegel
L’imparfait […] est la tendance qui pousse la vie spirituelle à briser l’écorce de la naturalité, de la matérialité sensible, et sa propre altérité pour parvenir à la lumière de la conscience, c’est-à-dire à elle-même.
– La raison dans l’Histoire
Defeaco ergo sum
Le temps était sans doute venu de rompre la grâce de cet espace blogosphérique au moyen d’une bonne grosse proposition scatologique. Tout commençait à y devenir si aimable, si édifiant que j’en hoquetais d’angoisse. C’est plus fort que moi: lorsque l’amabilité se déploie en trop fortes doses autour de ma personne, mon esprit se trouve envahi par tout un contingent de pensées vicieuses et impertinentes qu’il me tarde de répandre dans le monde, comme un clown mal embouché. Étrange retournement d’une bonne volonté qui cherche sa plénitude dans sa propre négativité. Lire la suite « Defeaco ergo sum »
Citation de la semaine: Philippe Muray
[…] la voilà, la vraie Légende des siècles: un chapelet de mythes intéressés. La Grande Terreur ? L’An Mil ? La chute de Rome ? Superproductions romantiques ! Films à grand spectacle ! Inventions géniales, indéracinables, parce qu’elles correspondent à un désir humain, très humain, de croire à des « fins » pour se convaincre qu’il existe aussi des « commencements ». De commémorer des dates héroïques ou des morts ou des ignominies pour se donner l’illusion de conjurer sa mort personnelle en s’appropriant collectivement le temps.
– État de siècle
Philosophie vs psychologie: l’ultime combat
Il est devenu monnaie courante, à notre époque, d’entendre proclamer que la philosophie est morte, qu’elle est finie, achevée, déchue, et que dans la mesure où les sciences naturelles et humaines ont acquis une relative autonomie, elle n’est plus que le lieu d’un bavardage aussi abscons qu’inutile. Ce sont là des propos que l’on peut rencontrer non seulement chez l’homme de la rue, mais aussi dans les milieux savants eux-mêmes. Or, l’on aura deviné que de telles proclamations ne peuvent que faire saigner mon pauvre cœur. « Comment peuvent-ils maltraiter de la sorte l’objet de mon affection ? », me dis-je parfois en serrant mes Platon et mes Kant contre ma poitrine, mes larmes faisant onduler le papier de ces éminents ouvrages. Lire la suite « Philosophie vs psychologie: l’ultime combat »
Citation de la semaine: Edmund Husserl
Tout non-sens n’est qu’un mode du sens.
– Méditations cartésiennes
Pince-moi si je rêve
La pire chose, c’est de ne jamais se réveiller, c’est de dormir d’un sommeil infini. Car dormir, c’est vivre sans savoir et vivre sans savoir, c’est à peine vivre : c’est vivre sans goûter le sens de la vie. L’expérience humaine ne révèle toute sa profondeur que lorsqu’elle est vécue dans la pleine lumière de l’éveil. Dans le sommeil, tout se réduit au déroulement tranquille d’une mécanique biologique éprouvée par des millions d’années d’évolution – où le système respiratoire fait son travail de respiration, le système digestif son travail de digestion, le système circulatoire son travail de circulation, etc. Et tout cela tourne impassiblement, comme tournent les planètes, les étoiles et les galaxies dans le grand vide de l’univers. Un grand ballet insensé, quoique magnifique. Je plains les planètes, les étoiles, les galaxies, ainsi que tout ce qui dort d’un sommeil infini: ils ne sauront jamais ce qu’est la fulgurance de s’éveiller à la vie. Lire la suite « Pince-moi si je rêve »






