Le temps était sans doute venu de rompre la grâce de cet espace blogosphérique au moyen d’une bonne grosse proposition scatologique. Tout commençait à y devenir si aimable, si édifiant que j’en hoquetais d’angoisse. C’est plus fort que moi: lorsque l’amabilité se déploie en trop fortes doses autour de ma personne, mon esprit se trouve envahi par tout un contingent de pensées vicieuses et impertinentes qu’il me tarde de répandre dans le monde, comme un clown mal embouché. Étrange retournement d’une bonne volonté qui cherche sa plénitude dans sa propre négativité. Ce phénomène est d’autant plus étonnant que l’on est pourtant naturellement porté à rechercher l’harmonie, la grâce et la bienveillance dans les choses et dans les êtres. Mais il n’en demeure pas moins qu’il y a une nature secrète qui m’habite… et qui habite également, comme je le subodore, chacun de mes semblables. Elle nous pousse à commettre, çà et là, d’abjectes exactions, à marquer la surface des choses de nos petites souillures personnelles. Je ne parle pas seulement de celles qui sont produites par les divers orifices de notre organisme, mais aussi et surtout par l’organe spongieux de notre intellect.

L’on est naturellement porté à rechercher la grâce disais-je donc, et cela est particulièrement vrai en ce qui concerne la culture philosophique. Ainsi, les hommes édifient-ils dans le domaine de la pensée de grandes constructions idéelles dont la structure semble découler de la nécessité la plus stricte – tables de catégories, systèmes éthiques aux enchaînements géométriques, progressions argumentatives à la rigidité de fer, etc. Ou encore, à l’échelle plus modeste de la blogosphère, on remarque que les discours (parfois appelés « offrandes » dans un accès d’amabilité !) sont allègrement grimés de chefs-d’oeuvre de la peinture, coiffés de titres grandiloquents, ou encore beurrés de sentences bien choisies. Peut-être tout cela est-il dû au fait que la raison a de tout temps été reconnue comme la faculté qui nous distingue de nos cousins dégénérés les animaux et que, enorgueillis, nous nous délectons de la mettre en honneur. Et puis n’est-elle pas en elle-même pure faculté d’harmonisation ? Raisonner ne consiste-il pas à introduire de l’ordre dans le divers déglingué qui nous sert de monde, et de la mesure dans la cacophonie de nos affects ? N’est-il pas alors dans la nature des choses que les formes culturelles en lesquelles la raison s’exprime de la manière la plus immédiate manifestent elles aussi cet ordre et cette mesure ? Mais justement : tout cela est « trop » dans la nature des choses, si je puis m’exprimer ainsi, car il n’est jamais bien loin le risque d’harmoniser jusqu’à la nausée, jusqu’à oublier en fait que l’essentiel de la philosophie ne tient pas uniquement dans l’action ordonnatrice de la raison mais aussi dans cette sorte de grand blasphème qui vient interrompre le carnaval ouranien de la pensée pour la ramener aux tiraillements de l’existence, dans l’espace bas et vil de la réflexion.

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Considérons ceci que derrière le tableau lisse et bien verni de l’histoire « officielle » de la philosophie, il se cache, qu’on le veuille ou non, un monde de corps frétillants, un océan de chair qui ondule sur son propre fond de souillures. Toutes les pensées, les idées ou les études recrachées par tous ces siècles de joute idéelle s’y tiennent, sublimes et insignifiantes. Sublimes dans leur effort à s’élever vers l’azur, insignifiantes lorsqu’elles reviennent s’écraser sur l’océan de la chair. Oh ! J’aurais bien voulu accéder à cet envers du décor et connaître les grands penseurs de l’histoire dans leur concrétude même, ne serait-ce que pour effacer le grand malentendu de l’écriture, qui tient à ce que les mots et la raison sont trop propres, trop aimables. Trop propres les mots de Platon : j’aurais voulu apercevoir le rictus insolent qui illuminait le visage disgracieux de Socrate lorsqu’il abordait les passants dans les rues d’Athènes, faisant du même coup descendre la philosophie jusqu’à la hauteur du peuple. Trop aimables les mots de Spinoza : j’aurais voulu connaître du philosophe de la joie les coups de gueules qui l’amenèrent à se faire irrévocablement expulser de sa communauté. J’aurais voulu connaître de ces grands hommes leurs petites manies personnelles, leurs sordides défauts, leurs vices cachés, leurs plaisirs coupables, leurs plaisirs non-coupables – non pas en une manière de chasse aux sorcières, comme il y en a trop souvent dans l’espace médiatico-culturel d’aujourd’hui, mais au contraire par amour, parce qu’il est de la nature de l’amour de trouver sa plénitude en s’écorchant sur la réalité.

Mais évitons de nous appesantir davantage sur ces rêves impossibles, et penchons-nous plutôt sur cette proposition selon laquelle le cours de la grâce idéelle est secrètement lié avec celui de la souillure universelle. Je veux dire par là que toute sentence philosophique, même la mieux frappée d’entre elles, n’est jamais que la tenue d’apparat d’un homoncule déglutissant, vagissant et perdu dans le monde. De même que l’eau du bénitier auquel se signe la congrégation philosophique terrestre n’est jamais que le mélange démoniaque des crachats, venins, pisses, saignées et autres infâmes vitriols corporels accumulés au fil des siècles. Or, il importe certainement que le penseur prenne acte de la composition malséante de cette mixture, de manière à effacer progressivement la distance qui le sépare du sérieux de la réflexion. Car réfléchir, comme nous l’avons déjà suggéré ailleurs, ne consiste jamais qu’en un acte de réconciliation entre la grâce de la Raison et les turpitudes de la réalité, un acte qui prend la forme de l’engagement.

À l’opposé du motif de l’engagement résiderait sans doute celui de la purification. Considérons ce chrétien benêt qui, après avoir exécuté son signe de croix, les doigts mouillés d’eau bénite, se considère purifié, lavé de ses péchés – du moins suffisamment pour assister à l’office liturgique. Or, ce chrétien ne se doute pas que de la sorte, il élude le dilemme éthique qui est posé par l’existence de ses péchés, et se distancie donc du Bien divin. De son côté, le philosophe indolent n’agit pas d’une manière très différente lorsqu’il se complaît béatement dans la grâce du Logos: cherchant à atteindre une pureté conceptuelle, il se distancie et s’aliène pourtant à la substance réflexive. Et il prend alors plaisir à surplomber le monde, à se lover dans la ouate duveteuse de sa propre pensée, à penser pour penser, à penser pour tuer le temps, pour mieux ne pas réfléchir, pour esthétiser sa propre absence de pensée, pour se donner bonne contenance, pour montrer qu’il appartient à la caste de « ceux qui pensent le monde », celle des intellectuels, des hommes de lettres.

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Aussi, toute tentative de diviniser la raison – c’est-à-dire de refouler la pensée au domaine épuré, aseptisé, asexué et doucereux d’une harmonie idéelle – constitue une regrettable idiotie. Dieu sait pourtant que les exemples de cette sorte d’entreprise ne manquent pas dans l’histoire de la philosophie, au premier rang desquels figure certainement le dispositif platonicien des Idées – ces émanations quintessentielles et ésotériques des choses concrètes. Ou que dire du système hégélien, qui fait de l’Esprit le toussotant moteur de l’Histoire ? Mais l’essai le plus redoutable appartient sans doute à René Descartes et à son terrible Cogito, un véritable monument philosophique que l’on retrouve à la base de toute la pensée occidentale moderne. Comme le sait le lecteur averti, la démarche cartésienne consiste à faire passer l’ensemble de la Création – Dieu y compris – au crible d’une tentaculaire suspicion, de manière à pouvoir l’assujettir à l’univers éthéré de la Mathesis, ce rêve délirant d’une harmonie logico-mathématique du monde. C’est au moyen d’une simple conjonction, trônant au milieu du célèbre Cogito ergo sum, ou « je pense donc je suis », que le grand travail cartésien de javellisation de la conscience prend son point d’appui. L’élan de cette théorie fut si puissant qu’il donna même lieu à d’autre tentatives de divinisation de la raison, notamment celle d’Edmund Husserl qui conçu, à partir du Cogito cartésien, la formule extra-nettoyante de la phénoménologie, dont l’influence sur la philosophie du XXe siècle fut déterminante.

Le besoin de pureté étant profondément inscrit au cœur de l’homme, il est difficile de ne pas céder aux tours pendables de la Raison. Lorsque je me sens moi-même m’élever vers des cieux trop propres, que mes édifiantes ratiocinations m’exaspèrent, que je me satisfais trop facilement à la vue de mes offrandes et de leur lisse enrobage, j’aime à m’imaginer dans la peau du bon vieux René Descartes. – Enfermé dans l’obscurité de mon cabinet de travail, je m’envole, silencieux et immobile, dans les hauteurs du doute universel afin de parvenir jusqu’aux portes du royaume merveilleux de la Raison Universelle. Je monte les échelons un à un, et bientôt, je suis tout près d’atteindre mon but. Les rayons d’une aimable, bienveillante et gracieuse Lumière filtrent jusqu’à moi ! Mais juste au moment où j’allais franchir le portail pour embrasser la Lumière, je me sens saisi par une bonne vieille envie de déféquer. Après tout, ces choses n’arrivent-elles pas même aux meilleurs d’entre nous ? Mes ailes me font ensuite défaut et je tombe. Dans ma chute, les choses reprennent progressivement la consistance de leur propre mystère, et la marque de leur propre saleté. Puis, j’atterris sur un sol froid et caillouteux. Écorché, je cours enfin me soulager. J’entre alors dans l’élément de ma propre impertinence, et la voie d’une étonnante plénitude s’ouvre à moi.

3 réflexions sur “Defeaco ergo sum

  1. Un roman (je n’ai vu que la pièce) m’a marqué, c’est « la contrebasse » (Patrick Suskind). J’ai découvert que nous croyons que nos problème sont liés à nos activités alors que nous avons tous les mêmes… Il faudrait analyser un peu qui est « tous »…

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