La pire chose, c’est de ne jamais se réveiller, c’est de dormir d’un sommeil infini. Car dormir, c’est vivre sans savoir et vivre sans savoir, c’est à peine vivre : c’est vivre sans goûter le sens de la vie. L’expérience humaine ne révèle toute sa profondeur que lorsqu’elle est vécue dans la pleine lumière de l’éveil. Dans le sommeil, tout se réduit au déroulement tranquille d’une mécanique biologique éprouvée par des millions d’années d’évolution – où le système respiratoire fait son travail de respiration, le système digestif son travail de digestion, le système circulatoire son travail de circulation, etc. Et tout cela tourne impassiblement, comme tournent les planètes, les étoiles et les galaxies dans le grand vide de l’univers. Un grand ballet insensé, quoique magnifique. Je plains les planètes, les étoiles, les galaxies, ainsi que tout ce qui dort d’un sommeil infini: ils ne sauront jamais ce qu’est la fulgurance de s’éveiller à la vie.

Les dormeurs sont affligés par ce double désavantage de ne pas savoir qu’ils dorment, et de ne pouvoir accéder à cette connaissance, puisque leur état suppose précisément qu’ils en aient perdu le moyen. Ainsi, non seulement le sommeil nous enferme-t-il dans l’ignorance, mais il prend aussi grand soin de cadenasser toutes les issues. En utilisant les mots d’un éminent penseur grec, nous pourrions sans doute appeler cela une double ignorance. À l’opposé, la sagesse, qui consiste assurément en un savoir – non pas un savoir livresque mais bien un savoir vital, ne peut être que le contraire du sommeil. C’est d’ailleurs peut-être pour cette raison que la philosophie – qui, comme on le sait, est amour de la sagesse – s’est intéressée, à toutes les époques de son histoire, au grand problème qui consiste à différencier le rêve de la vie éveillée. Il est en effet permis de penser que l’on puisse tirer des profondeurs d’un tel problème de riches leçons quant à la nature de la sagesse et de l’ignorance.

Interrogeons-nous donc : sommes-nous éveillés, ou alors ne faisons-nous que dormir sans le savoir ?

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Peut-être cette question paraît-elle des plus absurdes à l’esprit du lecteur qui s’y frotte pour la première fois ? De fait, on peut remarquer que le problème du rêve et de l’éveil semble se résorber de lui-même pour l’individu qui est exclusivement préoccupé par l’aspect pratique de sa vie. C’est qu’à celui-là, le cours des choses lui donne naturellement le moyen de savoir s’il est endormi ou éveillé et ce moyen, c’est celui de l’éveil en tant que tel, je veux dire l’éveil en tant qu’événement. Le philosophe allemand Arthur Schopenhauer soulignait ce fait avec justesse dans son œuvre phare :

Ainsi donc, les rêves isolés se distinguent de la vie réelle, en ce qu’ils n’entrent pas dans la continuité de l’expérience, qui se poursuit à travers la vie : et c’est le réveil qui met en lumière cette différence. (C.f. Le monde comme volonté et comme représentation, § 5)

Ainsi, je peux, au tintement du réveille-matin, prendre la mesure du changement qui se produit en moi, alors que mes sens s’activent, que les battements de mon cœur s’accélèrent, que mes yeux s’entrouvrent doucement, et que les miettes dispersées de mon esprit se rassemblent. L’épaisseur du monde m’est de la sorte restituée chaque matin, comme un cadeau grandiose, et je puis ensuite me jeter dans le cours des choses, m’y démener et le façonner, comme il se doit. Après quoi, il ne me reste plus qu’à jubiler et à remercier le bon vieux Arthur d’avoir mis en relief, pour mon plus grand profit, ce phénomène naturel de l’éveil.

Malheureusement, et même s’il n’est évidemment pas du tout de mon intention d’interrompre les réjouissances provoquées par ces quelques considérations, je me dois néanmoins d’annoncer que tout n’est pas aussi simple. C’est qu’il y a au cœur de l’homme une inquiétude que le tintement matinal ne saurait dissiper. Cette inquiétude, elle découle de la faculté que nous avons de contempler notre vie dans sa globalité afin d’en jauger l’épaisseur, ou la valeur. C’est là une considération qui poussa Schopenhauer à une extrémité quelque peu fataliste:

Si l’on se place, pour juger des choses, à un point de vue supérieur au rêve et à la vie, on ne trouvera dans leur nature intime aucun caractère qui les distingue nettement, et il faudra accorder aux poètes que la vie n’est qu’un long rêve. (Le monde comme volonté et comme représentation, § 5)

Le réveil a beau sonner, la question demeure tout de même: est-ce que je suis éveillé, est-ce que je vis pleinement le temps qui m’est imparti, est-ce que je goûte au sens des choses, ou alors est-ce que j’avance plutôt dans l’existence à la manière d’un somnambule prisonnier d’un long rêve, d’un long « spectacle psychique » insensé ? Je mets quiconque au défi de fournir la preuve qu’il échappe à cette dernière hypothèse. En s’y arrêtant sérieusement, on finira immanquablement par reconnaître qu’il ne saurait se présenter à notre esprit aucune force qui annihilerait définitivement cette possibilité saugrenue. Mais il ne faut pas s’y tromper : cette possibilité, elle est saugrenue, mais elle est aussi terrible. Elle recoupe les angoisses les plus profondes qui peuvent assaillir l’homme lorsqu’il fait face à sa propre existence – et j’ai pour idée que ces inquiétudes sont universelles, qu’elles font partie intégrante de la condition humaine. Il nous faut donc les considérer avec le plus grand sérieux.

Schopenhauer n’offre pas vraiment d’issue au constat que nous avons exposé plus haut. Sa pensée aboutit à admettre qu’effectivement, la vie n’est que l’histoire d’un grand spectacle psychique orchestré par cette Volonté qui se joue de nous, et pour laquelle le rêve et la vie réelle ne sont que des modes de déroulement. Il ne nous reste donc plus, selon le philosophe allemand, qu’à renoncer à la vie du corps – dans la mesure du possible – au profit d’une contemplation idéelle qui, par sa magnificence, aura au moins le mérite d’apaiser notre misère. Cette perspective désincarnée est désolante mais, d’un autre côté, est tout aussi désolante la posture qui consisterait à vivre selon une perspective purement pratique. Celle-ci supposerait en effet la négation de ce qui fait notre humanité : à savoir l’inquiétude existentielle dont je parlais plus haut, ainsi que notre besoin corrélatif de questionner la manière dont nous vivons, qui lui-même implique que nous nous adonnions à des moments de contemplation.

D’ailleurs, un homme qui vivrait selon une pure perspective pratique pourrait à toutes fins utiles être appelé un animal. En effet, tout indique que les animaux savent très bien distinguer leurs rêves de leur vie réelle, dans la mesure où leurs actes se déclinent avec cohérence, selon l’état dans lequel ils se trouvent. Par exemple, si le chat miaule à pleine puissance devant un ennemi réel, il n’émet toutefois qu’un vague borborygme lorsqu’il rêve au même ennemi. Mais jusqu’à preuve du contraire, les animaux sont inaptes à considérer leur existence d’un point de vue global. Ils vivent à cet égard dans une parfaite indifférence. Nous nous retrouvons donc ici ballottés entre cette perspective pratique qui fait régresser l’homme jusqu’à une animalité indifférente, et une perspective contemplative qui le fait s’abîmer dans les limbes de l’idéalité. De telle sorte que le problème demeure entier.

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La perspective pratique a au moins ceci de remarquable qu’elle suppose un effort de l’être à se hisser hors du sommeil. Ainsi, à la force naturelle qui nous plonge chaque jour dans la douce léthargie de la nuit, répond l’effort qui nous en extirpe. Peut-être la nature nous offre-t-elle ici une opportunité d’apprentissage que nous ne devrions pas dédaigner. Nous pouvons en effet nous demander ce qui nous empêche au juste de déployer le même type d’effort lorsque vient le moment de nous extirper de la léthargie qui nous envahit lorsque nous contemplons notre vie dans sa globalité, et que nous nous demandons en quoi réside l’épaisseur des choses. Au lieu de cela, nous attendons plutôt que la clé de cette épaisseur nous soit livrée par la logique même des faits, et nous pratiquons la contemplation d’une manière foncièrement passive, comme si elle devait trouver sa fin en elle-même.

Je propose donc de prendre le problème à rebours, et de concéder d’emblée qu’il est effectivement possible que cette existence ne soit qu’un long rêve, une longue illusion au sein de laquelle nous ne sommes que les jouets d’une volonté ou de je ne sais quelles forces polissonnes. En revanche, j’admets que je suis porteur de la capacité à me sortir de ce rêve, et que je puis en faire l’expérience concrète à toutes les fois où je déploie un effort afin m’éveiller aux choses qui m’entourent, soit par la réflexion, le recueillement, l’amour, l’action, l’œuvre, etc. Il s’agirait en quelque sorte de reproduire, à chaque moment de notre existence, le patron que la nature nous fournit à chaque matin, en l’adaptant à la particularité des problèmes existentiels. Ainsi, à chaque fois que le tintement du réveille-matin ne suffit pas à me convaincre de la réalité du monde qui m’entoure, me revient la charge d’imaginer ou de rechercher le tintement qui saura m’éveiller à la mesure de l’aspiration que j’ai à me savoir vivant. C’est à moi de recueillir l’étincelle et de la cultiver jusqu’à ce qu’elle devienne la fulgurance souhaitée. De sorte que ce « déroulement tranquille d’une mécanique biologiquement éprouvée » soit transfiguré en cette chose inouïe, ce tiraillement, cette suspension improbable, ce grand, incommensurable et magnifique dérangement qu’est la vie. Peut-être alors que l’homme qui aura suivi cette voie avec la sincérité et l’exigence qu’elle suppose aura accédé à quelque chose qui ressemble à la sagesse.

En admettant d’emblée l’hypothèse d’une vie illusoire, nous nous trouvons à recueillir le sommeil en nous, et nous reconnaissons que l’illusion nous habite et nous berce de temps à autre. Cela constitue une heureuse tournure puisqu’il ne saurait y avoir de réveil sans sommeil. Les réveils se préparent, se rêvent, se méditent, se cultivent patiemment. L’agitation n’est d’aucune aide ici, et le dormeur allergique à ses propres rêves risque d’avoir le sommeil léger et partant, le réveil mauvais. De la même manière, il est essentiel d’accueillir la nuit des silences qui succède à l’exposé d’une pensée philosophique, puisque c’est en elle que pourraient bien germer de nouvelles aurores.

Une réflexion sur “Pince-moi si je rêve

  1. C’est un très beau texte. Cependant, je pense que votre « ami Arthur » a fait une « erreur » dans le choix des mots. Nous ne vivons pas un « rêve » mais un « conte ».

    “ Demain, demain, demain, se glisse ainsi à petits pas d’un jour à l’autre, jusqu’à la dernière syllabe du temps inscrit ; et tous nos hier n’ont travaillé, les imbéciles, qu’à nous éclairer le chemin de la mort poudreuse. Éteins-toi, éteins-toi, court flambeau : la vie n’est qu’une ombre qui marche ; elle ressemble à un comédien qui se pavane et s’agite sur le théâtre une heure ; après quoi il n’en est plus question ; c’est un conte raconté par un idiot avec beaucoup de bruit et de chaleur, et qui ne signifie rien. ”
    [MACBETH, 1605 ; William Shakespeare]

    Shakespeare n’a sans doute pas voulu dire que le « conte » est TOUJOURS écrit par un « idiot ». Pourtant, ce n’est que l’auteur que nous lui assignons qui change selon les époques: les dieux de la mythologie grecque, le destin dans le cas de Macbeth… et aujourd’hui? Je vous laisse le soin de le nommer. Nous faisons simplement « comme si » ce n’était pas le cas, ce qui nous fait confondre le rêve (individuel) et l’histoire (commune). En faisant cette transposition, il ne s’agit plus de vivre « éveillé » mais que « notre conte » ne soit pas celui raconté par un « idiot »… Peu importe alors de vivre « endormi » par nos pratiques, tant que nous sommes libres, que nous puissions dire en nous réveillant le matin, c’est « ma vie » que je suis en train de vivre, personne ne m’a « forcé » à en vivre une autre.

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