En maudissant la tempête de neige qui s’est abattue sur la ville hier, et qui a enseveli le trottoir que j’utilise quotidiennement pour me rendre jusqu’à l’autobus (on aura deviné que j’habite le Groenland), j’ai eu une révélation extraordinaire: la terre est plate !
C’est d’autant plus extraordinaire que je me targue pourtant de posséder une formation scientifique décente et de plus, je ne crois pas encore avoir perdu la tête. J’ai beau ressasser mes vieilles notions d’astronomie et de physique, rien n’y fait: l’évidence – ou du moins ce qui me paraît en être une – se cramponne à mon esprit. Pourtant je sais pertinemment que la terre est ronde. Ou c’est-à-dire que je sais que c’est ce que je devrais savoir. Non, enfin, je le sais bel et bien: la terre est ronde, mais malgré tout, l’évidence qu’elle est plate s’impose à moi. Voilà: je marche, je cours, je conduis ma voiture, je conduis la poussette, je titube dans la neige, bref, je coordonne mes gestes, mes activités comme si la terre était plate. Je pose les yeux dans mon atlas, je regarde le monde du haut de Google Maps, je suis les indications du GPS: autant de représentations de la terre qui sont inscrites dans mon cerveau et qui vont dans le sens de sa parfaite platitude.
Malgré tout, je sais pertinemment qu’elle est ronde, et je ne peux pas m’extraire ce savoir de la tête. Je connais les preuves avancées par les scientifiques et elle me semblent solides et de plus, elles sont couramment admises. Je me retrouve donc l’esprit tordu par cette contorsion pour le moins étonnante: à savoir que la terre est à la fois ronde et plate, et que ces deux savoirs différents et véridiques m’habitent simultanément. Cela a certes quelque chose de troublant. Moi, qui suis sensible au lois de la logique, de la rationalité et enfin de la science, je serais néanmoins en proie à la plus manifeste des contradictions ? Suis-je un être défectueux ? Ai-je le cerveau avarié ? Succombe-je à quelque perfide tentation superstitieuse ? Bien sûr que non.
Le constat s’impose: deux domaine de savoir coexistent en mon esprit dans une relative harmonie et ce, malgré leurs remarquables différends. Nous pourrions dire que le premier domaine, au sein duquel je puise cette idée loufoque de la platitude de la terre, est dédié à la forme pratique du savoir; c’est-à-dire qu’il vise à l’action. Ainsi, comme je l’ai dit plus tôt, la représentation de la terre comme étant plate m’est utile afin de coordonner mes mouvements et mes activités. Tandis que le deuxième domaine de savoir qui m’habite – et qui me susurre l’idée plus sérieuse de la rotondité de la terre, se rapporte à sa forme théorétique. Oui, « théorétique »: c’est-à-dire qu’il s’agit d’une connaissance qui n’a d’autre but qu’elle-même, ou alors, à la rigueur, qui n’a d’autre but que de satisfaire le besoin fondamental qui habite l’homme de connaître le monde qui l’entoure, ne serait-ce que pour prendre la mesure des ses possibilités.
Le vénérable Aristote, à qui j’emprunte cette division entre savoir pratique et théorétique, n’incluait évidemment pas dans la première catégorie quelque connaissance de la nature que ce soit. En fait, seules l’éthique et la politique constituaient le domaine du savoir pratique. Pourtant, il faut bien admettre que nous développons, afin de nous mouvoir dans le monde et de nous y affirmer, une formidable quantité de connaissances qui vont bien au-delà de ces deux seules disciplines. Que l’on extraie de l’esprit d’un homme ces connaissances dont je parle, et on le verra aussitôt dépourvu comme un nouveau-né. Maintenant, qu’on lui retire l’ensemble de son savoir théorétique (qui finalement recoupe celui des sciences), et on le verra plutôt bien-portant, quoique passablement ignare, et en proie aux superstitions les plus grotesques. Malgré tout, on peut penser que chez Aristote, les connaissances pratiques qui se rapportent à la nature devaient appartenir aux parties vulgaires de l’âme, et qu’il ne valait par conséquent guère la peine que l’on s’y attarde.
Il est d’autant plus étonnant que l’on ne se soit pas intéressé à ce domaine de notre esprit que nous sommes bien plus attachés à nos connaissances pratiques de la nature qu’à nos connaissances théorétiques de la nature. La raison en est que les premières s’appuient pour l’essentiel sur nos observations concrètes et quotidiennes du monde – aussi ont-elles le parfum de notre intimité et nous les prenons d’autant plus en affection, alors que nos connaissances théorétiques sont des connaissances de seconde main, si l’on peut dire ainsi. C’est-à-dire qu’il est rarissime qu’elles découlent de nos propres observations; nous les tenons vraies plutôt sur la base d’actes de foi – par exemple l’acte de foi qui nous fait estimer la parole d’un grand scientifique (et qui soit dit en passant n’a rien à voir avec l’acte de foi religieux). C’est ce qui explique sans doute que les hommes qui sont moins accoutumés à la vie des idées, au cours abstrait de la connaissance, soient si prompts parfois à se délester de leur bagage scientifique pour embrasser les croyances les plus idiotes.
Il est également possible que l’attachement naturel que nous avons pour nos connaissances pratiques explique en partie le fait que l’on se désole de plus en plus de la place prééminente qu’occupe la science dans notre société, et de la perte du sens de la vie authentique qu’elle tend à induire chez les individus. Car la science nous place, que nous le voulions ou non, sur le chemin du détachement, de la pure contemplation, de la pure abstraction; elle nous donne accès à des savoirs qui transforment profondément notre façon de voir le monde mais qui en même temps n’ont aucune relation avec les conditions immédiate de notre vie. Pensons par exemple aux découvertes de l’astrophysique, qui nous indiquent à quel point l’univers est immense mais aussi à quel point l’homme n’y est qu’un minuscule et insignifiant grain de sable, ou encore aux trouvailles de la biologie quant à l’évolution des espèces, qui nous donnent l’idée que l’homme n’est qu’un échelon parmi d’autres dans la grande industrie des êtres vivants. La question est subtile, mais elle vaut je crois la peine d’être posée: est-ce de nous savoir si petits dans un si grand univers qui nous plonge dans le désarroi, ou alors est-ce le fait même de dédier notre pensée à des préoccupations si lointaines ? De même, est-ce de nous savoir le fruit d’un grand processus évolutif qui nous trouble, ou cela est-il plutôt dû au fait même de nous projeter dans une vision si abstraite ?
On a longtemps cru, dans l’histoire de l’humanité et plus particulièrement de la philosophie, que la connaissance théorétique devait nécessairement rapprocher l’homme du bonheur et de la grandeur. Chez les penseurs grecs de l’Antiquité, l’activité contemplative était d’ailleurs la plus estimée. Ce n’est qu’assez récemment dans l’histoire que des voix discordantes ont commencé à poindre en soulevant ce que j’appellerais le problème de la « bête savante ». C’est-à-dire que çà et là, on a observé que les lendemains de veille au nectar théorétique ont tendance à être plutôt nauséeux, puis on s’est mis à réfléchir au fait que les sciences ne s’intéressent jamais à l’homme réel mais seulement à des fragments de celui-ci, et que même la totalité des connaissances scientifiques ne parviendront jamais à atteindre la totalité vivante de l’homme, mais seulement à une reconstruction abstraite et machinique de celui-ci. Bref, le bon vieux rêve théorétique a commencé à se dissiper.
C’est un frappant paradoxe qui scintille aujourd’hui dans le ciel de l’esprit: celui d’un savoir frappé par le sceau de la vérité mais qui en même temps, n’est pas tout à fait vrai; celui d’une curiosité insatiable à connaître l’envers du décor de l’existence, mais doublée d’un besoin vital de retourner à l’essence de son théâtre; celui de connaître l’inconcevable vastitude du cosmos tout en discernant à quel point le monde est petit; celui de constater l’insignifiance biologique de l’humanité tout en sachant que rien n’est plus important que la vie humaine. Sans compter le paradoxe d’être bien au fait de la rotondité de la terre, tout en sachant pertinemment qu’elle ne peut être que parfaitement plate !
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