Il y a quelque temps, au premier paragraphe d’un article intitulé Considération intempestive sur le fond et la forme, je me suis plu à railler la littérature de l’auteur internationalement reconnu Marc Lévy. Avec une bonne dose d’ironie, j’affirmais alors combien il est bon « […] de déguster, après un bouquin de phénoménologie particulièrement coriace, l’exquise, la fraîche, l’irrésistible suavité d’un roman de Marc Lévy! » Bien qu’amusante, il s’agissait là d’une envolée d’autant plus veule que je n’ai jamais lu un traître mot de cet auteur, et que cela ne figure pas non plus au catalogue de mes projets. Or, depuis la publication de cet article, je dois dire que j’ai été trituré par une sourde angoisse qui m’a pourchassé jusque dans l’autobus qui m’emmène chaque matin rencontrer le visage de ma destinée. C’est ainsi que l’autre jour, alors que j’étais assis parmi les badauds, un livre de Heidegger particulièrement difficile à la main, j’ai arrêté ma lecture, afin de toiser mes semblables, la plupart absorbés par le scintillement de leur téléphone, perdus dans les brumes d’une existence dénuée de toute philosophie, et je me suis dit : « bon dieu Dompteur, quelles sont ces bêcheuses et gratuites calomnies à l’endroit d’un honnête homme de lettres ? Est-il possible que tu sois devenu une espèce de gros crétin embourgeoisé, et élitiste par-dessus le marché ? » Enfin, puisqu’il n’y a pas de meilleur traitement contre l’angoisse que de s’immerger jusqu’au fond de sa substance glaireuse afin d’en tirer quelque joyau réflexif, je me suis, depuis ces événements, effectivement attelé à cette tâche.

D’abord, quel est le mal que nous traquons ici ? L’esprit d’embourgeoisement. Et qu’est-ce que cela désigne exactement ? Ma foi, étant donné la manière échevelée dont on use de ce terme d’embourgeoisement dans la littérature, depuis la moitié du XIXe siècle, cela ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’une question des plus pertinentes. Voyons voir: considérant la définition que nous avons déjà donnée ailleurs de la spiritualité – à savoir le travail par lequel l’homme construit et entretien un dialogue avec le mystère et l’ignorance qui l’habitent, et considérant que l’homme d’esprit a pour particularité d’être excellemment dédié à ce travail, alors l’homme à l’esprit embourgeoisé ne peut qu’en être le pendant dégénéré: à savoir un être qui s’est arrêté dans son combat, qui s’est assis sur ses lauriers, qui a décidé de troquer l’aiguillon du doute et du questionnement pour le duvet moelleux d’un détestable confort intellectuel. Et en quoi est-il détestable ? Parce qu’il repose sur une édulcoration de spiritualité, sur un stéréotype d’intellectualité; parce que l’esprit embourgeoisé a décidé qu’il suffisait de suivre les codes établis de ce qui prétend sur terre appartenir à une culture supérieure.

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Il importe toutefois de bien distinguer entre deux catégories d’embourgeoisement de l’esprit : l’embourgeoisement d’apprentissage et l’embourgeoisement de décrépitude. La première catégorie désigne les créatures dont l’aspiration à s’élever par l’esprit en est encore à ses balbutiements et qui, faute d’avoir acquis quelque indépendance en ce domaine, s’appuient alors précisément sur les codes établis de la culture dite supérieure. Ainsi voit-on parfois quelque jeune âme ambitieuse et naïve traverser cette sorte de vieillesse avant l’âge. Je me souviens d’ailleurs avec tendresse d’un certain adolescent qui, après avoir lu un ou deux ouvrages de Nietzsche, était convaincu d’avoir atteint le summum de la profondeur spirituelle… Quel freluquet ! Cela dit, il me semble qu’il s’agisse tout de même d’un stade de l’évolution intérieure dont on ne puisse faire entièrement l’économie : puisque l’imitation demeure jusqu’à preuve du contraire le suprême moyen d’apprentissage de l’homme, alors le glissement au moins momentané vers une attitude spirituelle stéréotypée paraît inévitable. Peut-être est-il même souhaitable ? Il est fort possible en effet que l’homme d’esprit doive apprendre à commercer avec cette partie de lui-même, ne serait-ce que pour éviter l’écueil qui consisterait à se replier vers une fumeuse autonomie – qui du reste pourrait bien n’être que le masque d’un orgueil démesuré. J’illustre ceci par une considération mondaine : que serait le cinéphile sans la fréquentation des salles huppées et des festivals sélects ? Privé de ces lieux d’embourgeoisement, il dépérirait rapidement, faute de recevoir la nourriture dont il a tant besoin. Or, il en va en philosophie de la même manière qu’au cinéma: que seraient donc nos jeunes philosophes en herbe sans quelque endoctrinement nietzschéen, hégélien ou kantien ? Sans parler du penseur plus expérimenté: lui aussi a besoin de recevoir, çà et là, sa dose d’endoctrinement.

L’embourgeoisement d’apprentissage n’est somme toute qu’un état passager et bien inoffensif qui ne justifie pas que l’homme s’en angoisse – bien qu’il doive sans doute y accorder sa vigilance. Nous n’avons donc pas encore atteint le but de notre investigation. Le réel danger réside plutôt dans l’autre catégorie, celle de l’embourgeoisement de décrépitude, qui ne consiste plus en un simple commerce avec les forces conservatrices de la vie culturelle, mais caractérise plutôt l’âme qui a fait le saut du côté de ces mêmes forces. Cette âme, elle en vient à considérer, essentiellement, que la spiritualité ou la culture sont des choses qui puissent être données, plutôt que des œuvres en perpétuel devenir. Il s’agit là d’une dérive qui se joue en deux temps que nous pourrions nommer de la sorte : d’abord le stade de l’aveuglement, puis celui du cynisme. Je dis que la décrépitude bourgeoise est aveugle dans la mesure où l’homme dont la mauvaise fortune le fait glisser sur cette pente ne s’y engage nullement, au premier abord, dans la pleine lumière de sa conscience. C’est en effet d’une manière toute perfide que les premiers maux s’insinuent en un tel organisme, profitant de l’usure et du malheur qui l’accablent inévitablement – car tels sont les prérequis de tout processus d’embourgeoisement – afin d’égrainer petit à petit la foi qui l’habite jusqu’à ce qu’elle passe sous la forme d’un chétif souvenir. Il était jadis le serviteur d’un ordre vital qui le dépassait; il n’est désormais plus dédié qu’à sa seule veulerie.

Voilà sans doute où je me situais lorsque j’ai proféré ce vicieux commentaire à propos de l’oeuvre de Marc Lévy. Il me semble que j’avançais aveuglément dans une forêt obscure de pensées empruntées et que le droit chemin, celui du labeur inlassable de l’esprit, était alors perdu pour moi. Je savais qu’il était de bon ton parmi les critiques littéraires huppés de se moquer du style populaire de cet auteur et j’ai lâchement rejoint le rang de ces idiots. Peut-être croulais-je alors, pris par une sourde fatigue, dans un subreptice malheur qui suscitait le besoin de m’offrir quelque remontant. Et c’est alors que j’ai délaissé le vaillant ouvrage de mes réflexions pour embrasser opportunément le rayon du prêt-à-penser. Voilà un bien horrible écart de conduite qui justifiait assurément que je fasse amende honorable auprès du lecteur – pauvre lecteur qui place en ma parole une confiance sans limite.

Mantegna

Au moins, nous pourrons nous consoler à l’idée que je n’aie pas atteint le deuxième stade d’embourgeoisement de décrépitude, soit celui du cynisme. Il s’agit d’un état d’esprit si affreux que j’ai peine à en parler, et que j’éprouve quelque gêne à m’en entretenir avec le lecteur. Que l’on veuille donc pardonner à un homme qui ne vise qu’à mettre des mots sur l’innommable, ne serait-ce que pour le sortir de sa pleine étrangeté, à défaut de lui donner un visage familier.

L’homme de la décrépitude bourgeoise atteint son plein potientiel de cynisme lorsque, sorti de son aveuglement initial, la réalité de sa dégénérescence entre dans le soleil de sa conscience. Il devrait s’en désoler mais il ne peut qu’éructer un chétif rire qui en plus sonne faux. Il devrait s’en repentir mais, se laissant dériver sur un irrésistible courant d’indifférence, il choisit d’embrasser sa propre saleté. Il devrait agir en toute urgence mais au lieu de cela, il laisse aller. Il serait sans doute tentant de taxer un tel homme d’égoïsme: ne délaisse-t-il pas après tout les rigueurs qu’impose la vie lorsqu’elle est saisie dans une large perspective, pour se vautrer dans le confort que permet l’étroitesse d’esprit ? Ne troque-t-il pas sa part de responsabilité envers le monde des hommes contre une licence pour batifoler dans l’insouciance ? Pourtant, j’arguerai qu’un être de cette sorte a justement perdu la faculté de saisir sa vie dans sa pleine importance, dans toute l’amplitude de cette individualité qui est sienne – et donc selon la totale étendue de son égoïsme. Au lieu de cela, il carbure à ces sentiments grégaires qui le ramènent à une perspective myrmicéenne où il ne peut guère exercer qu’une dérisoire part de son égoïsme. Ah ! Comme je te plains, pauvre cynique ! Je te plains au moins autant que je te crains, car tu te terres si bien et tu apparais si soudainement que j’ai peur de me regarder dans un miroir un de ces jours, et que tu sois là, trop près de moi…

Il ne me reste plus qu’à prendre la résolution d’aller à nouveau parmi les badauds de mon autobus quotidien, un livre de Marc Lévy à la main, pour enfin pouvoir en louer la fraîche, l’exquise, l’irrésistible suavité, cette fois en toute légitimité !

Une réflexion sur “Méditations d’un vieux con

  1. Et moi qui y ai niaisement cru au premier texte, en me disant « incroyable Dompteur, quelle noblesse d’âme, il reconnait des qualités aux écrits de Marc Levy ». J’avoue avoir quand même été dérouté sur le moment. J’avais hésité.

    Vous êtes pardonné. Pour ma part, je n’émets plus aucune critique. Il me souvient que des enfants lisant Tintin ont fini par lire de fameux philosophes. Gardons la tête haute face aux pensées viles, d’une faucille bien aiguisée fauchons-les. Mais attention aux repousses. Il faudra sans cesse repasser, avec vigueur. A moins d’utiliser ces quelques produits désherbants hautement destructeurs, ceux qui ont la mauvaise manie de détruire jusqu’aux bonnes bactéries. Certains tombent dans le piège. Trop, beaucoup trop.

    Il m’est avis que la manière utilisée ici est la meilleure ; nettoyer le chemin de ses mauvaises herbes, une fois le terrain nu, semer ou repiquer de plantes aussi bien odorantes que merveilleusement belles.

    Ce que vous avez fait !

    Noble attitude.

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