Il est frappant de constater à quel point la tâche qui consiste à définir ce qu’est la philosophie peut occuper les philosophes et leurs donner de grands maux de tête. Tous les plus grands penseurs de l’histoire s’y sont essayés: Platon, Aristote, Kant, Nietzsche, Hegel – nommez-les ! Gilles Deleuze prenait ce problème tant au sérieux qu’il a attendu jusqu’à la fin de sa vie avant d’écrire un ouvrage complet entièrement consacré à cette question. Il est également assez remarquable de constater qu’il y a sans doute autant de définitions de la philosophie qu’il y a de philosophes. Certaines se ressemblent évidemment, et la plupart se recoupent en certains points, mais chacune apporte avec elle son lot de particularités: pour Aristote, la philosophie est la science de la vérité; pour Descartes, il s’agit d’une connaissance universelle; Nietzsche conçoit quant à lui le philosophe comme le médecin de la civilisation tandis que chez Deleuze, il devient un fabricant de concepts, etc. Autant de pensées différentes, autant de manière d’envisager l’activité philosophique. Que les tenants d’une discipline aient tant besoin d’en définir la nature constitue certainement une véritable curiosité. Verrait-on par exemple l’architecte avoir constamment besoin de définir en quoi consiste le fait de concevoir et de construire des bâtiments ? Ou le chimiste s’éreinter à établir ce que signifie d’étudier la composition et les transformations de la matière ? Bien sûr que non.
Seul le philosophe se retrouve dans cette posture quelque peu saugrenue d’avoir à définir sa propre activité et donc à se définir lui-même. Mais comment cela se fait-il ? Tout simplement parce qu’il est le seul à pouvoir réfléchir à ce qu’est la philosophie. Pour toutes les autres disciplines, il y a toujours un philosophe prêt à réfléchir à leurs tenants et aboutissants. Ainsi la science peut-elle toujours compter sur l’épistémologie – la branche philosophique qui étudie les fondements de la connaissance – lorsqu’elle est en crise d’identité. De la même façon, les arts peuvent s’en référer à une philosophie des arts, la religion à une philosophie de la religion, etc. Mais quant à la philosophie elle-même, elle n’est évidemment pas surmontée par quelque méta-philosophie que ce soit, mais repose plutôt dans sa propre solitude. Cela semble nous indiquer qu’il ne saurait y avoir de pensée plus fondamentale (et non « plus importante » ou « plus certaine ») que la pensée philosophique.
De tout ceci découle que l’essence de la philosophie est à la merci de ses acolytes: qui s’adonne à la philosophie participe en effet, par le fait même, à établir en quoi elle consiste. Mais il ne faudrait pas croire que cette consistance ne repose que sur un simple caprice de l’esprit du penseur, puisque ce dernier est malgré tout déterminé par les conditions historiques et culturelles dans lesquelles il baigne. Aussi, le rôle de la philosophie tend à se moduler selon les besoins qui sont suscités par ces conditions, et il fait sans doute partie des tâches du penseur de trouver les termes justes qui favoriseront cette modulation. Par exemple, dans les temps anciens de l’Antiquité, où la science prenait son essor au milieu d’un relatif désordre intellectuel, la philosophie consistait pour beaucoup en une réflexion critique sur le savoir. Puis, peu à peu, les sciences se sont mieux organisées et à partir de la renaissance, la philosophie a pris un net penchant métaphysique, tentant d’établir les lignes d’un savoir absolu qui viendrait couronner celui de la science. À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, l’idée de savoir absolu est quelque peu battue en brèche et les philosophes tentent alors d’examiner de quelle façon l’expérience humaine peut s’articuler au travers de l’océan des connaissances. Bien entendu, le portrait historique que je viens d’esquisser a quelque chose d’immanquablement grossier mais l’essentiel est que nous puissions y apercevoir le jeu des grandes forces qui déterminent l’évolution de la pensée.
Le philosophe, perdu au beau milieu de ces grandes forces, avance donc dans ses recherches, soupesant ses intuitions, défrichant les étendues vierges de l’esprit afin d’y trouver quelque voie prometteuse. Comment qualifier cette activité incomparable ? Peut-être pourrions-nous dire qu’en posant l’une quelconque de ses pensées, le philosophe répond par le fait même, ne serait-ce que d’une manière purement implicite, à la question cruciale suivante: qu’est-ce qui se vaut d’être pensé ? Voilà peut-être l’interrogation qui sourd de chacune de ses offrandes. Pourtant, il n’est pas question d’affirmer que celui qui entreprend une démarche réflexive doive s’attaquer de front à cette épineuse question. Il peut sans doute être utile qu’il en ait connaissance mais en revanche, il lui sera parfaitement inutile de tenter de « solutionner » cette question comme on le ferait pour un problème mathématique. Il s’agit plutôt de la laisser résonner en nous, de la laisser infuser chacune de nos méditations, chacune de nos réflexions.
En réfléchissant aux divers problèmes particuliers qui font vibrer notre esprit philosophique, la tectonique de nos pensées s’agite et une réponse à la grande question dont nous avons parlé plus haut se dessine alors lentement dans l’arrière-fond de notre cervelle. C’est quelque chose que le penseur bâtit par un long et pénible travail. L’être foncièrement passif à cet égard est susceptible de refaire en lui la dérive de continents déjà éprouvés. En revanche, celui qui choisit volontiers de s’embarquer dans l’aventure d’une intuition étrange et de la vivre jusqu’au bout risque fort d’éprouver le plissement inédit d’une nouvelle colline, d’un nouveau plateau, d’une nouvelle terre. Ou peut-être demeurera-t-il sourd au profond grondement de cette tectonique ? Il arrive qu’il faille une vie de labeurs pour le remarquer et parfois, c’est d’autres qui le feront à sa place.
Qu’est-ce qui se doit d’être pensé ? Le lecteur attentif aura noté que cette interrogation a une forme normative, c’est-à-dire qu’elle en appelle à ce qui devrait être, à la différence d’une proposition de forme affirmative, qui s’attache plutôt à décrire ce qui est. Par exemple, la question « pourquoi pleut-il ? » a un caractère affirmatif, en ce sens qu’elle exige que soit expliqué comment sont les choses – en l’occurrence les choses qui participent au phénomène de la pluie. Celui qui voudra bien répondre à cette question déploiera donc une série de moyens logiques, empiriques et scientifiques à cette fin. Quant au philosophe qui tente de déterminer ce qui se doit d’être pensé, il pourra certainement lui aussi déployer de tels moyens. Seulement, une tonalité préférentielle s’ajoutera à son discours, et c’est précisément cette tonalité qui fait toute la différence entre la forme affirmative et la forme normative. Cela signifie que même si une proposition normative peut être étayée par des arguments tout à fait rigoureux, l’adhésion à cette proposition ne repose ultimement pas seulement sur des critères logiques, empiriques ou scientifiques, mais aussi sur des conditions subjectives.
Comme le lecteur doit maintenant trépigner d’impatience à l’approche de la conclusion de cette enquête endiablée, je pose sans attendre cette observation cruciale: puisque la discipline philosophique qui traite des problèmes normatifs s’appelle Éthique, et que l’interrogation philosophique fondamentale qui sous-tend toutes les autres est précisément une question normative, il s’ensuit que nous pouvons à bon droit affirmer que l’Éthique est la discipline-reine de la philosophie. En toute modestie, les conséquences de cette assertion sont franchement extraordinaires. Si toutes les pensées philosophiques répondent ultimement d’une préférence, qu’elles ne s’articulent pas autour de quelque point d’axe objectif, cela signifie qu’elles ne sauraient constituer une fin en soi sur laquelle la vie humaine pourrait être fondée. Elles ne sont plutôt que des moyens de la façonner. De quelle façon ? En exerçant la matière grise des hommes, en leur proposant des pratiques, des attitudes existentielles avec lesquelles ils peuvent se mesurer, au travers desquelles ils peuvent s’éprouver.
Cela peut se comparer aux raisonnements qui appartiennent à proprement parler à la sphère éthique. Prenons par exemple la question à savoir si je dois aider les pauvres. Je puis certes développer un propos à ce sujet en ayant recours à toutes sortes de faits étayés, mettons des statistiques sur la pauvreté ou des études sur les bienfaits de l’altruisme. Mais il n’en reste pas moins qu’au bout du compte, si je veux offrir une réponse claire à la question, alors je suis condamné à énoncer une préférence. « Il faut aider les pauvres car des études confirment les effets positifs de l’altruisme ». Ces études, en prenant pour acquis qu’elles sont le fruit d’une démarche scientifique, ne sont pas contestables, mais la conclusion éthique qui les utilise comme justification peut aisément être battue en brèche, en questionnant par exemple la valeur de l’altruisme, ou en priorisant d’autres enjeux sociaux. Pourtant, les raisonnements éthiques de cette sorte sont éminemment utiles, sinon essentiels à la vie humaine, car ils nous permettent de créer des liens entre nos connaissances et nos préférences intuitives, de nous placer selon divers angles d’analyse, de percevoir les nuances dans la définition d’un problème ou de saisir l’ambiguïté qui préside aux situations du réel. Bref, les raisonnements éthiques donnent de l’ampleur et, éventuellement, de la résolution à notre volonté. À défaut d’abattre les cloisons de notre labyrinthe intérieur, de nous mener vers quelque vérité, ils nous montrent les bases d’une discipline réflexive et partant, d’une discipline d’action.
Les pensées philosophiques ne sont pas différentes: elles traînent dans leur sillage tout un petit monde de connaissances mais relèvent ultimement d’une préférence. Évidemment, les problèmes que nous rassemblons habituellement sous le terme éthique concernent nos dilemmes quant à la manière dont il convient d’agir. Qu’à cela ne tienne: je me permets ici d’élargir le champ d’application de ce terme pour englober nos dilemmes quant à la manière dont il convient de penser. De toute façon, la pensée n’est-elle jamais que la suspension de notre capacité à agir ?
La science ne s’intéresse pas au divin, au bien et au mal. Aucune démonstration scientifique ne peut dire s’il est bien ou mal « d’aider les pauvres » (c’est peut-être un exemple malheureux), s’il est bien ou mal de faire ceci ou cela. D’ailleurs, il faudrait définir ce que signifie « aider » ou la « pauvreté »… Il ne suffit pas que la chose soit dite par un scientifique, ou qu’un document porte le nom d’étude, pour que ce soit une démonstration scientifique… C’était le dada de H. Atlan.
« L’éthique (du grec ethos « caractère, coutume, mœurs ») est une discipline philosophique portant sur les jugements de valeur. L’éthique se définit telle une réflexion fondamentale sur laquelle la morale établira ses normes, ses limites et ses devoirs. » Selon Wikipédia. Ce qui me gêne avec « la morale » c’est qu’il n’y en a qu’UNE… et qu’il est difficile de faire la distinction avec la politique qui cherche à l’imposer.
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J’ai imaginé un exemple plus simple. Vous vous promenez dans la rue et quelqu’un fait une chute devant vous et semble mal en point. Vous pouvez continuer votre chemin comme si de rien n’était ou vous arrêtez et disons appeler le SAMU (donc l’aider). Comment allez vous choisir ? Dans le premier cas, vous faites ainsi parce que d’autres le font que vous pensez que c’est mal de vous arrêtez, dans le second cas vous le faites parce que d’autres le font, vous pensez que c’est bien de vous arrêtez. Si vous faites abstraction de ce que vous pensez vous (peut-être qu’il est mieux de s’arrêter, c’est l’œil de Dieu de Victor Hugo, mais le ferez-vous ?) ou de ce que vous feriez, les deux ont raison. Chacun fait « son bien », ce qu’il sait faire, car le bien est une chose universelle, pas un être particulier divin. Cela est démontrable, la cause du bien est ce que je pense être bien pour moi. En essayant de démontrer que l’un a raison et l’autre tort, vous devez considérer que le bien est un être particulier divin et le caractériser (ce que cherchait à faire Aristote dans sa morale). Votre démonstration peut être scientifique, le raisonnement juste, c’est le pari de Pascal (https://lantiopinion.wordpress.com/2017/09/10/le-pari-de-pascal/). Le problème est que l’hypothèse est fausse, ce qui rend votre raisonnement dénué de sens. Vous ne faites qu’essayer de convaincre que vous avez raison, vous cherchez à imposer votre opinion parce que c’est ainsi que vous feriez. Il me semble que la loi nous contraint à nous arrêter… Si vous vouliez ignorer cette personne en difficulté, vous allez donc hésiter et peut-être choisir de faire le mal (pour vous), ce que vous n’auriez pas fait, pour faire le bien imposé par Dieu (pardon par l’État puisque nous sommes dans une société laïque), mais ce n’est pas le votre… Il me semble que nous ne pouvons pas philosopher sans comprendre ce qui est sensé (c’est pourquoi Wittgenstein pensait, à un moment de sa vie, que les philosophes devraient se taire), dans le cas contraire, la philosophie ne fait que servir le pouvoir (ce que disait Louis Althusser), c’est-à-dire la parole de Dieu. C’est pourquoi si la philosophe doit s’intéresser à l’éthique, celle-ci ne peut donner lieu qu’à plusieurs morales qui peuvent être antinomiques. Et que l’exemple « d’aider les pauvres » est un mauvais exemple, pas parce qu’il faut le faire ou pas, mais parce que ce n’est pas démontrable et qu’à mon avis, le rôle du philosophe n’est pas d’imposer sa morale, bien que nombre d’entre eux ne faisaient que cela, en commençant par Aristote et Platon.
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