C’était le jour de Noël et, assis sur un vieux fauteuil grinçant, je contemplais avec amour le feu que je venais d’allumer. Bercé par les lumières chatoyantes du brasier et les crépitements qui s’échappent de l’âtre, je me mis alors à songer que l’ensemble des petits gestes qui président à la préparation d’un bon feu constitue certainement l’un des plus grands bonheur de la vie. Il y a en effet un indicible et fascinant quelque chose dans le plaisir de fendre le bois – un plaisir rendu franc par la violence du contact avec la matière, puis dans l’étreinte donnée aux bûches pour les transporter jusqu’au lieu d’immolation, et ensuite dans le tourbillonnement des caresses olfactives, doucement dispensées par ces si précieux matériaux que sont érables, bouleaux, cèdres et autres trembles. C’est enfin dans le moment solennel où les cylindriques victimes sont empilées sur l’autel métallique, prêtes à être sacrifiées pour le seul agrément des convives rassemblés.
À ce propos, le lecteur doit savoir que je possède une technique de disposition du bois qui force l’admiration (et la jalousie) de tous mes proches. Mes feux prennent toujours de l’ardeur à une vitesse impressionnante – un don que je tiens probablement de mes ancêtres amérindiens. Certes, ma généalogie est en fait totalement dénuée de telles figures mais nous autres bâtards du nouveau monde, nous avons probablement tous au moins un aïeul ayant eu la joyeuse idée de fricoter illicitement avec les premiers occupants des lieux. Or, j’aime à penser que ma maîtrise incontestable de l’art de faire du feu vienne de là.
Ceci étant dit, rien dans l’art de faire du feu ne peut évidemment se comparer au moment privilégié de craquer l’allumette afin de faire jaillir les chaudes volutes de jaune et d’orangé. En fait, il s’avère que tous les autres plaisirs que j’ai énumérés plus haut sont, jusqu’à un certain point, tributaires de celui-ci, puisque la consumation des matériaux est la fin de tout le processus. Mais je ne voudrais surtout pas donner l’impression que toute l’importance de ce moment découle d’une simple considération téléologique: la magnificence du feu est une chose qui doit surtout être vécue, et cela pour la bonne raison que le feu est très précisément un phénomène vivant, et non une simple chose inerte. C’est d’ailleurs ce qui le rend unique: sa rare qualité de pouvoir exprimer, dans un contexte domestique, le caractère passager du monde et du temps sous une apparence concrète.
Que l’on y songe un instant: tous les objets qui font partie de notre vie quotidienne tendent plutôt à créer un petit univers de stabilité et de durabilité autour de nous, un petit univers que nous finissons par appeler « maison ». En fait, nous pourrions même dire qu’une bonne partie de l’ouvrage des hommes consiste essentiellement à créer un monde bien à eux, un havre familier qu’ils puissent dresser face aux conditions changeantes et trop souvent inhospitalières de la nature. Ainsi opposons-nous à l’imprévisibilité des forces atmosphériques la solidité d’un toit et de quatre murs; à l’éternelle mouvance de notre faculté de penser – dont nous avons été dotés par le génie de l’espèce – des œuvres d’art, de science, de philosophie ou des cultes, solides comme le roc, à partir desquels il nous devient possible de construire notre individualité et notre humanité plutôt que de dériver en éternels animaux; et pour éviter de nous perdre au bout des étendues sans fin de la terre, nous érigeons des cités lézardées de rues au travers desquelles il devient possible de nous rencontrer. Ainsi la stabilité que nous donnons au monde nous enveloppe, et cela est particulièrement vrai dans le monde moderne avec ses environnements hyper-contrôlés. Mais voilà: même au cœur de la maison la plus solide et la plus ordonnée, le petit sanctuaire de l’âtre nous rappelle à l’indomesticable envers des choses.
C’est essentiellement de par sa nature foncièrement changeante et donc insaisissable que le feu peut nous ramener à ce fonds obscur. Bien sûr, nous avons les moyens d’expliquer scientifiquement en quoi consiste le phénomène de la combustion, de modéliser la réaction chimique qu’il suppose, d’énumérer et de contrôler les conditions nécessaires à l’allumage, de même que les conditions nécessaire à sa domestication mais malgré tout, il y a quelque chose dans le feu qui échappe immanquablement à celui qui l’observe. Cela tient précisément à ce qu’il n’y a rien, dans le spectacle des flammes, qui puisse faire l’objet d’un regard scrutateur: l’œil a beau en fixer un point, la première chose que l’observateur apprend, c’est que ce point n’existe plus. Conséquemment, le regard ne fait que s’abîmer sur l’âtre, donnant à l’esprit qui l’habite l’occasion de rêvasser quelque peu. Pourtant, le feu a bel et bien une existence concrète: il est visible, il a des couleurs, on peut en humer les odeurs, on peut l’entendre et on peut même le toucher – quoique cela ne soit pas recommandé. Le feu, cette chose fuyante, ou cette fuite chosifiée, présente donc deux propriétés paradoxales: son caractère insaisissable et son aspect concret, qui font de lui l’incarnation domestique par excellence de l’implacable devenir du monde qui nous entoure et du chaos qui est inhérent à ce devenir; il agit comme une sorte de révélateur de l’intériorité des choses, dont la combustion constitue à proprement parler l’apparition mouvante.
C’est d’ailleurs en raison de cette dernière propriété que le feu constitue aussi un excellent symbole de l’esprit. Que désigne en effet le concept d’esprit sinon le devenir à demi-chosifié des choses, leur souffle intérieur rendu quasi-intelligible, ainsi que la source mystérieuse de leur existence ? Et de même qu’au travers du feu l’intériorité semble faire effort vers la surface phénoménale du monde, l’esprit est aux êtres une sorte de poussée de leur être dans le but de faire advenir ce dont ils sont porteurs. L’âtre révèle donc symboliquement la présence de ce souffle qui à la fois nous habite et nous entoure. On retrouve d’ailleurs cette image dans le langage populaire, par exemple lorsque nous disons d’un homme particulièrement inspiré qu’ « il a un feu qui brûle en lui ». Le même symbolisme est aussi à la base de plusieurs grands mythes spirituels, dont par exemple la célèbre révélation du Saint-Esprit du chapitre 2 des Actes des apôtres, dont nous voyons ici les versets 2 à 5:
Tout à coup il vint du ciel un bruit comme celui d’un vent impétueux, et il remplit toute la maison où ils étaient assis. Des langues, semblables à des langues de feu, leur apparurent, séparées les unes des autres, et se posèrent sur chacun d’eux. Et ils furent tous remplis du Saint-Esprit, et se mirent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer
Dans ce passage, Dieu se communique aux hommes sous la forme intérieure du Saint-Esprit, et le moment précis de cette communication est marqué par le motif des langues de feu. Évidemment, dans la bible, la résonance de ce symbole est malheureusement quelque peu étouffée par les considérations morales propres à la doctrine chrétienne. C’est-à-dire que le moment de la combustion reste l’exclusivité des âmes fidèles. Pour retrouver la pleine charge symbolique du feu, il faut aller fouiner chez un type tel que ce bon vieux drille d’Héraclite, où le feu prend les traits d’un véritable principe cosmologique. Voyons ainsi le trentième fragment du vénérable philosophe, dans la traduction de Simone Weil:
Ce monde, le même pour tous, aucun des dieux, aucun des hommes ne l’a fait, mais toujours il a été, est et sera, feu toujours vivant, allumé selon la mesure, éteint selon la mesure.
Et encore, le réjouissant fragment soixante-et-six, de la même traduction:
Le feu survenant jugera et saisira toutes choses.
Et tandis que je voletais doucement au travers des pensées d’Héraclite, je me rendis soudain compte que mon feu de Noël, laissé trop longtemps à lui-même, était en train de décliner et menaçait même de s’éteindre. Je saisis donc le tisonnier posé juste à côté de l’âtre afin d’agiter quelque peu les cylindriques victimes dont l’agonie me procurait ces bons et précieux moments de méditation. Contempler l’âtre est un bonheur, me dis-je alors que le feu reprenait de l’ardeur, parce que c’est un moment de communion avec le brasier du monde – le même brasier qui, en d’autres circonstances, peut nous être si douloureux. Fort de cette idée, je délaissai l’âtre pour aller m’occuper d’un autre feu: celui de ce chaos d’idées et d’élans qui m’animent – car nous sommes tous, humains, de petites flammes marchantes et parlantes. Puis, muni de cet autre genre de tisonnier qu’on appelle « philosophie », je commençai à agiter mes petites angoisses. Elles brûleront si bien, et la communion sera si bonne !
C’est un joli texte. La science ne dit pas pourquoi le feu mais comment le feu. Le feu, comme tout chose humaine, est donc magique. La « beauté » du feu semble interculturelle. Peut-être est parce qu’il s’agit de l’une des choses les plus anciennes que l’homme ait « imaginée ».
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