L’esprit humain est une chose extraordinaire, sans doute la plus extraordinaires de toutes. Que serions-nous sans esprit ? Des êtres sans queue ni tête, des êtres qui ne riment à rien. Vivre n’a guère de sens en dehors de la patrie que les hommes se donnent par l’esprit, une patrie que nous appelons par un mot dont le sens se perd pourtant dans le monde d’aujourd’hui – je parle de la culture. Quoiqu’il en soit, l’esprit est bien ce par quoi nous nous extirpons de la mécanique insensée de la nature; c’est une force qui nous anime et nous pousse toujours plus loin, hors de nous. Le cours de notre vie est jonché d’une multitude de ces sauts vers l’avant que nous faisons par l’esprit. Parmi ceux-ci, je voudrais ici m’intéresser à deux de ces sauts en particulier, des plus fondamentaux dans le développement de chacun.
Le premier surgit très tôt dans la vie, lorsque nous atteignons à peine les 6 mois. Avant cet âge, la vie du nourrisson que nous sommes ressemble probablement au contenu de nos rêves, où tout a la consistance éphémère de tableaux fuyants. Les objets y ont sans doute des contours plus ou moins définis, une forme changeante, ils doivent y défiler de façon désordonnée, faisant tournoyer la jeune conscience du nourrisson dans un ballet d’impressions mouvantes, au lieu d’étendre le spectre des possibilités qu’ils recèlent pour notre usage, comme c’est le cas chez la conscience adulte. Bref, tout doit se présenter au nourrisson sous le signe de l’immédiateté.
Du moins, cela est vrai jusque vers les 6 mois, où la jeune conscience acquiert ce que les spécialistes de la petite enfance appellent la permanence de l’objet. Cela consiste en ce que le bébé, à force d’expériences, découvre que les objets, lorsqu’ils sortent du champ de sa conscience, continuent malgré tout d’exister, qu’il ne font pas partie d’un simple tableau destiné à s’évanouir et à être remplacé par un autre, mais qu’ils sont susceptibles de réapparaître. Cela constitue à l’esprit du bébé un pas tout à fait décisif puisqu’à partir de ce moment, il lui devient possible d’élaborer un schème spatio-temporel du monde qui l’entoure et par conséquent de commencer à coordonner ses actions en fonction de ce schème. Mais il y a plus encore: c’est aussi à partir de ce moment que l’enfant commence à distinguer ce qui appartient au royaume de sa subjectivité de ce qui appartient à celui de l’objectivité – c’est-à-dire qu’il à commence à se distinguer lui-même de ce qui est autre. La découverte de l’Autre suppose aussi le début de l’apprentissage de la solitude, avec ses moments de crise occasionnels que l’on ramène sous l’appellation synthétique de l’angoisse de séparation.
Tout aussi décisif que celui de la permanence de l’objet est le deuxième saut de l’esprit dont je veux parler. Cela ne se passe généralement pas avant l’âge de la majorité – en fait, parfois, cela ne se passe tout simplement jamais. De là le fait qu’on puisse dire qu’il s’agit d’un saut moins fondamental que le premier, bien qu’il conserve tout de même son caractère pour le moins décisif.
Les choses se présentent de la sorte: arrivé à l’âge adulte, l’être se fixe typiquement sur un ensemble de croyances qui donnent quelque sens à son existence. Peu importe qu’il s’agisse de croyances religieuses, amoureuses, carriéristes, politiques, consuméristes, etc., l’important est ici que l’être y injecte l’énergie de l’espoir, c’est-à-dire qu’il en attend qu’elles débouchent sur une quelconque forme de rétribution ou de délivrance. D’un tel ensemble de croyances, l’une les synthétise toutes: celle qui veut que le monde nous soit bienveillant. En effet, toute espérance est un pari en faveur de ce postulat des plus douteux. L’illustre cinéaste Stanley Kubrick affirmait de son vivant que le fait le plus terrible à propos de l’univers est sa foncière indifférence envers nous. Je le crois volontiers. Mais pourtant, la plupart des êtres humains s’évertuent, me semble-t-il, à rester aveugles à ce fait, sans doute parce qu’il est douloureux de l’admettre, puisqu’il rend nos souffrances et notre mort d’autant plus insensés.
Et c’est ainsi que se trouvent constamment desserrées les mailles qui forment la trame de la culture. Je parle de la culture au sens large, c’est-à-dire de l’effort collectif des hommes à se donner une patrie, à se doter, pour ainsi dire, d’un monde empreint d’une certaine solidité, d’une certaine familiarité et d’une certaine beauté au sein du monde changeant, étranger et ultimement indifférent de la nature. Le fait est que moins l’on prend la mesure de cette indifférence, de cette étrangeté, et cette instabilité du monde qui nous entoure, et moins frappante à nos yeux est la nécessité de la culture, de ce refuge que nous nous donnons contre l’immensité de l’univers. Et c’est alors que nous devenons lâches, veules, paresseux, médiocres, que nous abaissons la garde, que notre effort vital s’amoindrit, que notre esprit se mortifie et que petit à petit, nous devenons insensibles à la beauté et à la grandeur des œuvres de la culture.
Pourtant, il y a tout de même parfois des êtres humains qui trouvent en eux la force de reconnaître ce petit fait cruel de l’indifférence de l’univers et de l’assimiler jusque dans les moindres fibres de leur organisme. Lorsque cela arrive, ces êtres acquièrent ce que nous pourrions appeler la permanence de l’absurdité. Non seulement goûtent-ils au non-sens qui sourd du fond des choses, mais ils en admettent le caractère inexorable et éternel. Et ils se retrouvent alors devant la plus terrible des énigmes: celle de leur propre existence.
L’acquisition de la permanence de l’absurdité clôt le mouvement qui avait été entamé par l’acquisition de la permanence de l’objet: c’est-à-dire la découverte de l’Autre. Ainsi, le nourrisson reconnaissait que les images qui s’agitent autour de lui sont en fait constituées par des objets qui ont une existence distincte. Malgré tout, il pouvait encore s’accrocher à l’impression de vivre au sein d’une communauté indissociable, non seulement avec ses semblables mais même avec les objets. De son côté, l’adulte qui s’élève à une hauteur suffisante reconnaît une autre sorte d’altérité: celle, foncièrement absurde, qui s’exprime dans l’indifférence du monde, et qui le renvoie au fond de lui-même, en un vide qui est ultimement incommunicable, à jamais impénétrable par quoi que ce soit ou qui que ce soit, imperméable à toute forme de communauté.
Il ne s’agit certainement pas là d’une connaissance ordinaire. Il y a bien des faits que nous emmagasinons en nous de manière plus ou moins indifférente, parce qu’ils pourraient éventuellement nous être utiles, ou pour le pur plaisir d’apprendre. Et il y a ceux qui nous rentrent sous la peau, qui s’y logent et dont nous ressentons l’aiguillon jusqu’à la toute fin de nos jours. La permanence de l’absurdité fait assurément partie de cette dernière catégorie. Bien nombreux sont ceux qui l’aperçoivent et qui ne peuvent que s’en détourner aussitôt, comme si la somme des illusions à laisser choir afin de l’accueillir était trop élevée. D’autres n’y voient qu’une malédiction face à laquelle nous ne pouvons que nous résigner ou fuir de n’importe quelle façon.
Quant à moi, j’aime à penser que c’est en elle que réside la voie de la grandeur – non pas de la grandeur individuelle, mais de celle de la vie humaine. Car c’est lorsque nous sommes plongés dans l’absurdité de l’univers que nous apparaît dans toute sa préciosité le fait d’avoir accès à la patrie des choses humaines, à la culture. Et non seulement d’y avoir accès mais d’y participer à son tour en y redonnant, en aimant et en entrant dans la danse des délires humains. La solitude est l’envers nécessaire de toute communauté, de la même façon par exemple que la contrainte est l’envers nécessaire de toute liberté, ou le silence de toute parole profonde.
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