Il y a quelques jours de cela, en faisant les courses, j’ai avalé une pleine gorgée de thé glacé aromatisé aux fruits tropicaux. Il s’agissait d’un vrai thé glacé, et non de l’une de ces boissons artificielles qui en portent plus ou moins frauduleusement le nom. J’ai été horripilé. Au lieu de la douce et caressante sensation sucrée à laquelle je m’étais hypothétiquement préparé, ma bouche a été envahie par une détestable amertume. J’ai donc sèchement reposé le breuvage avec une moue de déception. Cet événement m’a troublé pendant un bon moment : comment un amateur de thé tel que moi, habitué à des infusions autrement plus terribles, avait bien pu se braquer de la sorte contre un misérable thé vert glacé ? Je me suis donc complaisamment apitoyé sur cette question, le temps de laisser se dissoudre mon désarroi, puis j’ai senti une étincelle naître dans les profondeurs de ma cervelle. J’y ai d’abord résisté, avec toute la force de ce qui se profile de vulgaire en mon âme corrompue. Après quoi je n’y ai plus tenu : je me suis précipité vers la cabine téléphonique la plus proche, et j’en suis ressorti vêtu de mon costume de super-philosophe, transfiguré par l’éclat que confère à la physionomie humaine l’usage de superpouvoirs méditatifs.
Avec le jaillissement de cette puissance décuplée, le mot recueillement s’est imposé à mon esprit. Je ne crois pas que c’est un hasard, puisque tout dans l’art de boire le thé en appelle à la faculté de se recueillir. À preuve, les riches cérémonies que les asiatiques ont développé autour de cet art : elles ont assurément pour fonction d’amener les buveurs à un état d’esprit supérieur. Mais avant de nous éparpiller, il importe de commencer par les premières questions. En l’occurrence : en quoi consiste donc le recueillement ? L’étymologie nous oriente à cet égard dans un grand nombre de directions, mais il semble qu’il y en ait une qui manifeste davantage de primordialité et de simplicité – deux qualités que recherche l’étymologiste en quête d’une source première, soit le latin legere, qui signifie « récolter », au sens propre et donc agricultural du terme. Que fait le paysan lorsqu’il s’adonne à la récolte ? Il amasse le résultat de ses semailles, de sa culture, et le dispose en un lieu d’entreposage quelconque pour une consommation ultérieure ou pour la vente. Plus fondamentalement, nous dirons que celui qui récolte amasse le divers et le ramène à lui, à son domaine propre. Il faut bien noter ici que ce « divers » n’est pas quelque chose de donné ou de contingent; c’est plutôt quelque chose qui relève déjà de soi, de son domaine propre mais qui, d’un autre côté, demeure éparpillé. L’ensemencement est déjà le fait du paysan mais en même temps, dans le dispersement, il n’est pas vraiment encore sien. La récolte rassemble donc le divers et donne sens à l’acte de semer, ainsi qu’à tout le travail du paysan.
Dans le recueillement, l’homme se conduit d’une manière analogue au paysan lorsqu’il s’adonne à la récolte: il saisit les miettes de sa conscience dispersée dans les mille et une distractions de la vie et les rassemble afin d’accorder une attention supérieure à ce qui se tient devant lui. Non seulement il cueille les miettes de sa dispersion, mais il les re-cueille: il les ramène à lui et les rassemble. À son agitation succède l’immobilité, à sa propension à se lancer hâtivement dans l’univers symbolique du langage succède le silence, à sa compulsion raisonnante succède l’état méditatif, à son frétillant besoin d’apposer son jugement sur les choses succède la contemplation qui accueille. L’accueil se pose d’ailleurs ici comme un moment du recueillement, comme la disposition à rassembler le divers en soi. Mais on peut bien se tenir prêt à accueillir, encore faut-il que les conditions se prêtent à ce que la synthèse, en laquelle consiste à proprement parler le recueillement, s’accomplisse.
Il est amusant de noter que je disais, plus haut: « […] avant de nous éparpiller, il importe de commencer par les premières questions. » Sans le savoir, j’effleurais déjà le problème du recueillement. Si l’introduction réussie à une pensée philosophique a pour principale qualité d’ouvrir l’esprit du lecteur ou de l’auditeur, de le soutirer à l’attraction terrestre, de le faire voltiger dans l’élément encore épars de cette pensée, la nécessité de favoriser le recueillement devient la tâche première du développement. Or, c’est ce que j’ai accompli plus haut : d’un simple trait de plume, je rendais d’abord transparente au lecteur la nécessité du recueillement, je disposais son esprit à l’accueil, puis j’opérais la synthèse alchimique par le moyen d’une question: « en quoi consiste donc le recueillement ? » Heureuse manœuvre que celle-là, puisque l’interrogation est au recueillement un remarquable ciment: le divers s’y lie avec naturel.
Nous en arrivons ainsi au fait est qu’il est impensable de boire un thé comme on boit de l’eau, une boisson gazeuse ou un jus de fruits: c’est-à-dire machinalement, ou du moins distraitement, par simple obéissance à l’instinct. Cela exige plutôt une certaine forme de recueillement, une intensité de l’être qui soit investie dans l’acte de boire. D’où le fait qu’en Asie – au Japon plus particulièrement, l’art de boire le thé soit, comme nous l’avons dit plus haut, régit par des cérémonies aux rituels précis. Ces rituels ont essentiellement pour fonction de ralentir le temps, d’organiser l’espace et les actes des participants en vue de la préparation et de la consommation du breuvage. De la même manière qu’une composition picturale savamment pensée a le don de magnétiser l’œil et de favoriser la profondeur du regard, la cérémonie du thé rompt l’écoulement banal du monde en faveur d’une forme de théâtralité au sein de laquelle les gestes les plus insignifiants – d’un point de vue purement utilitaire – y sont exécutés avec une impressionnante minutie. Or, cette minutie a pour effet de densifier le cours des choses. Elle est une forme d’accueil qui dispose à son tour à l’accueil, une forme d’amour qui révèle et réalise à la fois cette connivence secrète qui lie les choses entre elles.
Maintenant, le buveur qui n’a pas accès à ces augustes cérémonies ou qui n’en saisit pas l’esprit risque de trouver difficile la voie qui mène au recueillement. Quant à celui dont l’âme s’est momentanément rétractée en raison de l’aliénation propre à la frénésie des courses, il ne peut qu’être destiné au malheur. Son thé lui apparaîtra comme la plus infecte des boissons. Heureux le buveur dont l’esprit s’est dilaté dans le recueillement, car il est assurément disposé à accueillir le précieux breuvage dans toute la complexité qui lui est inhérente.
L’art de boire le thé nous donne un bon exemple de la manière dont l’homme peut travailler à approfondir son expérience des choses par le recueillement. Mais, à vrai dire, le monde de la culture est parsemé d’occasions de nous recueillir: par exemple en dégustant un scotch, en exécutant une routine de tai chi, en visitant un musée, en s’assoyant sur un banc d’église, ou bien encore en pratiquant cette discipline à la fois dérisoirement simple et infiniment complexe qu’est la philosophie. Ainsi la dégustation saisit et rassemble le tourbillon des arômes et des saveurs du thé ou du scotch, lorsqu’ils se frottent à notre palais; à l’instar du tai chi qui saisit et rassemble la nuée de petites fourmis qui nous chicotent sans arrêt les muscles et le squelette; ou de la visite muséale qui saisit et rassemble les grains de folie qui tapissent l’envers de nos pensées; de la contemplation ecclésiale qui saisit et rassemble le chapelet des soupirs que nous échappons lors de nos moments creux; ou, enfin, comme la réflexion philosophique qui saisit et rassemble la multiplicité tonitruante des voix qui s’expriment en nous. Dans tous ces exemples, c’est l’infinie complexité du monde qui s’offre à nous sous la forme fluidifiée du rituel. Par là même, c’est avec notre propre mystère et avec notre propre ignorance – qui n’est finalement que la forme négative du mystère – que nous frayons. De telle sorte que nous y accomplissons ce qui est peut-être la plus haute fonction de la culture.
Mais il n’en reste pas moins que la force du recueillement finit toujours par céder à celle, drôle et contrariante à la fois, du dispersement. En effet, tôt ou tard, nous nous trouvons inéluctablement morcelés par l’appel des choses triviales de l’existence, par la marche tintamarresque de la vie moderne ou… par la frénésie des courses. L’étreinte qui tenait nos pensées rassemblées se relâche, les superpouvoirs s’estompent, la facilité nous tente à nouveau. Mais ! Si seulement les petits bouts de pensée morcelée qui refluent vers la surface la plus concrète des choses peuvent porter en eux le fruit de leur récolte, s’ils peuvent introduire leur semence au cœur de la vie quotidienne, afin de la rendre plus féconde, alors peut-être que rien n’est jamais perdu…