Quand j’étais petit, c’est-à-dire il y a quelques millions d’années, mes semblables et moi écoutions de la musique principalement à partir de bobines de ruban magnétique fixées sur un support de plastique que nous appelions cassette audio. C’était un horrible support car le ruban se tordait constamment, se déchirait ou se déroulait et il fallait alors l’enrouler de nouveau manuellement. Pourtant, c’est un support qui nous rendait heureux et qui était, de notre point de vue, la réalisation même du progrès. D’ailleurs, beaucoup d’individus de mon âge ont connu l’incommensurable fierté de se promener dans la rue avec, à la ceinture, un rutilant walkman Sony Sports jaune. En ce qui me concerne, j’étais plus précisément détenteur du modèle WM-SXF30. Sans vouloir me vanter, c’était clairement le plus beau, le plus moderne, et je savais que les autres m’enviaient tous en secret même s’ils ne m’en glissaient jamais mot.
Évidemment, depuis ce temps, le monde a beaucoup changé: les continents ont dérivé, les mammouths se sont éteints, nous avons découvert le feu, le vaccin contre la rage a été mis au point par Louis Pasteur, etc. Le domaine de la musique n’a certes pas été en reste: la cassette audio a rapidement été supplantée par le règne du disque compact, qui lui-même commença à vaciller à la fin des années 1990 à la faveur des fichiers MP3. Depuis quelques années, ce sont les plates-formes d’écoute en continu qui occupe le haut du pavé de la diffusion musicale. Tout cela constitue une course technologique complètement folle et celui qui n’y prend garde risque de se trouver complètement largué en un instant. Moi-même, je suis resté scotché à quelque part dans les années 1980, achetant encore ces galettes préhistoriques que sont les disques compacts. Le résultat est que dès que j’en parle, l’on rit de moi. Telle est la dure loi du progrès.
Ma défense, en bon philosophe, consiste justement à interroger le concept de progrès. L’inconvénient est que cela fait immanquablement fuir ceux contre qui cette défense en question était destinée. Heureusement, je puis toujours me rabattre sur les quelques bons lecteurs que j’ai rendus captifs, à force de procédés rhétoriques subliminaux, de mes douces élucubrations.
D’abord, il nous faut distinguer deux choses que nous confondons trop facilement, à savoir l‘évolution et le progrès. En premier lieu, il nous faut savoir que le mot évolution dérive du latin volvo, signifiant « rouler » (d’où la marque de voiture du même nom). L’évolution désigne en effet le roulement du temps, plus spécifiquement selon la propriété qu’il a de se manifester dans les choses en tant qu’elles changent. Car tout ce qui existe est soumis au changement, qu’on le veuille ou non, ou que ce changement nous soit palpable ou non. Quant au progrès, il résulte de l’assemblage du latin gradior, signifiant « marcher » et de la particule pro, désignant un mouvement vers l’avant. Le progrès est donc une marche vers l’avant, une avancée, ce qui ne constitue pas exactement une différence frappante par rapport à l’évolution. Mais les choses deviennent intéressantes si l’on considère que la particule pro peut aussi désigner un mouvement « en faveur de », comme par exemple lorsque nous disons que nous sommes pro-vie, ou pro-armes (ce qu’en ma qualité de texan issu d’une région rurale, je répète d’ailleurs constamment).
Cette nuance préférentielle qui s’attache à la première moitié du mot progrès n’est pas anodine: elle nous révèle en fait la nature profonde du concept. Et en quoi consiste-t-elle donc ? En ce que le progrès est un concept normatif. Parfaitement: un concept normatif. C’est-à-dire que sa fonction consiste à rendre possible l’émission de jugements de valeur ou, ce qui revient au même, à établir de quelle façon les choses devraient être, par opposition aux concepts descriptifs, tel que celui de l’évolution, qui nous permettent plutôt d’établir comment les choses sont. Cela signifie que, de manière générale, lorsque nous employons le mot progrès, nous valorisons par le fait même ce que nous entendons par là. Par exemple, si je pense à l’évolution fulgurante des supports musicaux au cours des trente dernières années et que j’affirme béatement que « c’est ça le progrès ! », alors je valorise du coup cette évolution, en sous-entendant qu’il s’agit d’une marche vers l’avant, que cela nous mène à un meilleur endroit que celui où nous étions auparavant.
Maintenant, il y a bien un coin de ma pensée et, j’en suis convaincu, de celle du lecteur, qui voudrait protester contre ce que je viens de dire pour la bonne raison que, dans la vie de tous les jours, nous utilisons le mot progrès d’une manière qui semble en tout point descriptive. En disant ce mot, nous songeons en effet souvent aux changements qui trouvent leur source dans la science et qui par la suite engendrent des techniques ou des technologies nouvelles. Mais cet apparent naturel dans l’emploi du mot en question ne découle que d’une seule chose: soit du fait que la valorisation de ces changements -scientifiques, techniques et technologiques – se trouvent hautement valorisés dans notre culture. En fait, il s’agit de quelque chose qui est profondément inscrit dans notre inconscient collectif: nous raffolons des avancées technologiques et jusqu’à un certain point, nous sommes convaincus que le salut du monde doit venir d’elles.
Seulement, les changements qui trouvent leur source dans la science ne sont justement à la base que des changements, et non des progrès. Nous pouvons à coup sûr affirmer qu’ils s’inscrivent dans l’évolution de la science mais la question de savoir s’ils nous emmènent à un meilleur endroit que celui où nous étions auparavant est plus ambigüe. D’abord, cela suppose que l’on sache vers quoi il s’agit d’avancer. En matière de support musical par exemple, vers quel objectif doivent tendre les nouveautés technologiques ? La qualité du rendu musical ? La démocratisation de l’espace culturel dédié à la musique ? L’élimination des intermédiaire de la distribution et le déplacement des capitaux vers les créateurs ? Voilà trois critères forts intéressants mais au regard desquels les récentes technologies – notamment celle des plates-formes d’écoute en continu – constituent des flops monumentaux.
En ce qui concerne la qualité sonore, les supports analogiques – notamment le vinyle – occuperont probablement toujours le haut du pavé. Quant aux questions de la démocratisation culturelle, même si à première vue les Spotify de ce monde semblent rendre le marché parfaitement transparent et ouvert à tous les créateurs et consommateurs de musique, quelque soient leurs préférences, la réalité est plutôt qu’ils proposent un modèle économique qui ne profite qu’à une poignée d’artistes dont le travail est précisément conçu pour plaire au plus grand nombre. Si un système peut être dit « démocratique » dans la mesure où il permet la viabilité économique d’une diversité large, alors tout indique que le domaine musical est en recul à cet égard. Même chose pour ce qui est du cours des capitaux qui, au fond, depuis la fin des années 1990, n’ont fait que se déplacer des intermédiaires de la distribution musicale, vers les fournisseurs d’accès à internet ainsi que les fabricants de gadgets informatiques. En effet, ce que les gens investissaient autrefois directement dans la consommation musicale est aujourd’hui plutôt dédié à l’engraissement de nos charmantes multinationales de la virtualité.
Ceci étant dit, qui pourrait donc maintenant m’empêcher de me réclamer du droit d’affirmer que l’évolution récente dans le domaine des supports musicaux constitue une régression, et que je me trouve ainsi, avec ma préférence pour les disques compacts, au pinacle du progrès en la matière ? Qui pourrait se permettre de cracher sur mon royaume préhistorique, avec ses cavernes, ses silex et ses mammouths ? Personne sans doute, sauf – si le lecteur veut bien me permettre ce cri du cœur – quelque détestable Tartempion de fantaisie ! L’on pourrait toutefois m’opposer que si les États en venaient à s’entendre pour taxer les fournisseurs d’accès à internet afin de rémunérer les créateurs de la musique (suivant par exemple un tarif par clic), alors la donne concernant les plates-formes d’écoute en continue serait complètement différente. Le système pourrait potentiellement être dit démocratique et équitable. Ce à quoi je pourrais sans doute à mon tour objecter le caractère culturellement aliénant d’un système reposant sur la confrontation constante entre les géants de l’internet et le pouvoir de taxation des États.
Cette ambivalence prouve une chose: à savoir que si l’on questionne vraiment en profondeur la notion de progrès, on se rend rapidement compte qu’elle n’a de fond que celui que l’on veut bien lui donner. Or, la profondeur consiste à envisager les choses sous une perspective générale. Il serait ainsi superficiel d’affirmer que le iPhone 7 représente un progrès par rapport au iPhone 6 du fait de son épaisseur moindre, vu le caractère on ne peut plus étroit d’un tel critère. Tandis que si l’on affirmait que le iPhone représente, de manière générale, un progrès pour l’humanité parce qu’il permet aux gens de communiquer plus facilement, ce serait déjà plus édifiant. Mais voilà: plus on replace les choses dans un contexte universel, et plus l’analyse devient complexe – voire insoluble – puisque le système dont dépend le jugement à porter comporte potentiellement une infinité de facettes. Et cette insolubilité dont je parle est au fond celle du domaine éthique lui-même. Je veux dire qu’au final, nous ne pouvons jamais savoir, de manière objective, comment les choses devraient être. Nous n’avons, pour ce faire, que la force de nos intuitions qu’il nous faut coupler, par une alchimie secrète, aux données factuelles auxquelles nous avons accès.
» […] lorsque nous employons le mot progrès, nous valorisons par le fait même ce que nous entendons par là […]. C’est vrai mais… le « nous » est ambigu. L’esclavage est ou fut un progrès. Cela signifie que n’importe quel être humain peut comprendre de quoi il s’agit en devenant maître ou esclave. C’est donc une chose universelle, puisque tout le monde peut la reconnaître. Pourtant, la valorisation est différente pour le maître qui pourrait penser que c’est un progrès, et pour l’esclave qui pourrait penser que c’est une régression. La valorisation d’un progrès n’est donc pas une chose universelle. Ceci dit, c’est bien ce que vous évoquez en disant: « En fait, il s’agit de quelque chose qui est profondément inscrit dans notre inconscient collectif. » L’inconscient collectif du maître et de l’esclave pouvant être différent… Le « notre » est donc là (sans ambiguïté) une référence culturelle. Le progrès pourrait alors se définir comme l’apparition d’une chose nouvelle qui sera valorisée en bien ou en mal selon les individus, alors que le changement ne serait que la transformation des choses. Mais cela reste ambigu, car la guerre est un progrès ainsi que la bombe atomique, mais l’utiliser pour faire la guerre n’est qu’une évolution (de la guerre) qui n’existerait pas sans le progrès (la bombe atomique). L’Iphone7 ne serait qu’une évolution…
« Je veux dire qu’au final, nous ne pouvons jamais savoir, de manière objective, comment les choses devraient être. » Je suis encore d’accord sur ce point, mais là encore c’est ambigu. Le « devrait être » fait référence au passé. Je peux dire que cette maison devrait être ainsi en me référant à des maisons que j’ai vu auparavant. Alors que le progrès n’est jamais ce qui « devrait être » car c’est cela que nous ne pouvons pas savoir. Le progrès est en quelque sorte le résultat du hasard.
En tout les cas, je vous remercie de ce post…
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