Parfois, l’idée d’entretenir une pensée philosophique m’apparaît aussi absurde que celle de vouloir jouer du violon au beau milieu d’un chantier de construction. Il faut que le lecteur daigne ici prendre un moment pour s’imaginer cette scène saugrenue d’un violoniste venant s’installer au beau milieu d’une bande d’ouvriers qui s’affairent, de marteaux-piqueurs qui grondent, de scies qui grincent et de perceuses qui vrombissent. Et où le pauvre musicien tente, malgré tout ce pénible tintamarre, de faire vibrer les cordes de son délicat instrument. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’un tel violoniste ferait face à un environnement qui lui serait suprêmement hostile, et cela non seulement parce que le tapage inhérent à n’importe quel travail de construction ne peut que rendre inaudibles les couinements d’un violon mais aussi parce que personne sur un chantier n’a la disposition d’esprit ni le temps de s’arrêter quelques instants pour s’ébaubir devant les prouesses d’un violoniste ou pour écouter le secret qu’il tente de livrer si fiévreusement. S’il réussit ne serait-ce qu’à parcourir sa partition d’un bout à l’autre, ce sera déjà un exploit, sinon un miracle. Mais plus réalistement, le violoniste risque de finir par emprunter son marteau au charpentier afin de fracasser son instrument et de mettre un terme à cet ouvrage impossible.
Or, les choses m’apparaissent d’une manière semblable pour ce qui est du domaine de la pensée. Le fait est que le monde est rempli de forces, toutes plus maléfiques les unes que les autres, qui concourent à rendre la philosophie impossible. Nous ne pouvons que songer d’abord à l’éprouvant brouhaha que font les médias, ces organes de la trivialité. Non pas que j’aie ici l’outrecuidance d’affirmer que les sujets ou les événements dont traitent les médias soient toujours triviaux; c’est plutôt que le point de vue sur le monde auquel ils donnent accès confine inévitablement à une certaine trivialité réflexive.
Cela est essentiellement dû à ce que le mode de fonctionnement des médias consiste à grignoter la réalité afin de n’en retenir qu’une espèce de réduit événementiel. Sur l’infinie palette de couleurs de la réalité, sur son indicible épaisseur et ses mille et une nuances, l’œuvre médiatique surimpose sa perpétuelle parodie de réalité, avec ses lignes grossières et sa trame narrative intéressée. Intéressée à quoi? À créer l’événement. Mais comme par définition l’événement ne peut être vraiment créé mais seulement constaté par la conscience historique, l’œuvre médiatique n’accouche jamais que d’un ersatz d’événement. Et comme tout ce qui, dans le merveilleux monde du capitalisme, a une nature artificielle et tente à la fois de s’imposer comme réalité, l’ersatz d’événement se voit accompagné, pour son entrée sur le marché de l’information, d’un imposant arsenal marketing : chroniques à propos de la chose en question, commentaires sur la chronique, chronique sur l’humeur publique à propos de la chose, commentaires sur la chronique sur l’humeur publique, etc. Si bien qu’à la fin, personne ne peut nier qu’événement il y a – ne serait-ce que l’événement de la publicité autour du non-événement, si tant est qu’une publicité puisse être qualifiée d’événement.
Les ersatz d’événement se succédant, il finit par se former autour de nous quelque chose comme un véritable ersatz de temps, sorte de non-lieu historique à partir duquel se construit trop souvent la pensée de notre temps. C’est sans doute une appréciation de ce genre qui faisait dire à Mickey Knox, le héros sauvage du film d’Oliver Stone Natural Born Killers, que les médias sont comme la météo mais que seulement, il s’agit d’une météo fabriquée par l’homme. Or, qui n’aime pas parler de la météo ? Elle fournit à l’homme une matière simple d’usage, jetable, et infiniment renouvelable – bref, c’est le rêve du capitalisme en matière d’information. Ou presque, car son principal inconvénient est qu’elle est à usage rapide. Mais heureusement, l’actualité médiatique pallie à cela, puisque depuis l’avènement des réseaux sociaux, sa matière est devenue, pour utiliser le langage des programmeurs informatiques, « open source » : chacun y met son grain de sel. Si bien que les « événements » peuvent s’étirer selon les besoins du marché et déployer autour de nous leur ersatz de temps.
Nul besoin de dire ici que le philosophe arrive dans cet univers comme un chien dans un jeu de quille ou comme un… violoniste sur un chantier de construction. En effet, par définition, le philosophe ne cherche jamais qu’à enfoncer son doigt dans l’épaisseur des choses et à marquer le vif de la réalité. C’est un révélateur de fulgurances – celle de vivre au premier chef, ainsi que tous les corollaires qui s’ensuivent. Ou du moins m’est-il impossible de définir l’acte philosophique de quelque autre façon. Il doit sourdre, me semble-t-il, une sorte de sentiment d’urgence du fond de toute proposition philosophique, faute de quoi il ne peut s’agir que d’autre chose. Un sentiment d’urgence qui ne peut également qu’avoir quelque chose d’indicible, mais que le philosophe est condamné à dire. D’où le fait qu’il ait paradoxalement besoin de prendre son temps, afin de soupeser tous les tenants et aboutissants de son affaire, car la trivialité est son arrêt de mort. À ce titre, la philosophie est donc parfaitement anti-productive et parfaitement « closed-source » : c’est-à-dire qu’ici, chaque intervention nécessite un engagement particulier, contrairement à ce qui se passe dans la bulle médiatique, où le cumul des contributions a toutes les allures d’une errance collective. En effet, n’observe-t-on pas que dans la foulée d’un (non-)événement quelconque, l’identité des chroniqueurs, commentateurs et autres protagonistes finit par se confondre en un immense potage informe, et que l’on en vient alors à parler de « l’opinion », de l’ « humeur publique », du « pouls de la population », du « tohu-bohu médiatique » et autres expressions semblables ? À l’opposé, et dans la mesure où un penseur met, comme il se doit, sa vie en jeu à chaque réflexion, et que le droit à la différence demeure, en philosophie, une nécessité, on ne parlera certes jamais de « tohu-bohu philosophique ».
Tous ces bienveillants propos étant dits, je ne voudrais surtout pas donner l’impression d’avoir une dent contre le merveilleux monde médiatique qui nous cerne et nous étrangle de toutes parts. Après tout, ce monde n’est jamais que l’amplificateur d’un bruit, et non sa source profonde. Car les médias n’existent finalement qu’à titre de produit de l’activité des hommes, lesquels sont donc les véritables sources du bruit – je parle ici de celui que fait la société, du bruit de l’existence humaine, auquel tous participent, d’une manière ou d’une autre. Autant l’homme qui fait le nœud de sa cravate le matin, en se préparant à aller travailler, que ces deux femmes qui se racontent leur fin de semaine en sirotant un café, que ces gens qui sortent de l’autobus en ouvrant leur parapluie, que l’ouvrier qui fait tourner la douille de sa perceuse, etc. Tous ces gestes, toutes ces petites paroles font le bruit de la société, le bruit du labeur nécessaire à faire tourner la grande machine civilisationnelle dont le mouvement est à la fois le préalable et la fin de toute forme de liberté.
Bruit et musique ne s’opposent donc pas tout à fait. D’ailleurs, le bruit peut être une musique, mais cela n’est justement qu’une possibilité. Le bruit n’est pas en lui-même une musique; ce n’est que l’état d’esprit du musicien qui assemble les bruits, conjugué à celui de l’auditeur qui peut faire en sorte que cela devienne une musique. Le bruit n’est qu’une potentialité de musique : une chanson pend au bout de chaque son mais seulement pour celui qui a des oreilles pour les entendre. Et il n’est pas facile de les entendre car les bruits se succèdent sans répit, et donc les potentialités affluent et la musique finit par se perdre dans l’océan des bruits, comme se perd la mélodie du violoniste dans le tumulte du chantier de construction, ou la pensée du philosophe dans le brouhaha neutralisant de l’opinion.
Maintenant, là où les choses se compliquent singulièrement, c’est que dans le monde d’aujourd’hui, les hommes sont passés maîtres dans l’art de réverbérer sans fin le bruit de l’existence et d’en amplifier la trivialité. Nous nous emmurons littéralement dans un univers de machines bourdonnantes, de divertissements grossiers, de plateformes médiatiques qui sécrètent l’ersatz de temps dont je parlais et au sein duquel nous finissons par nous laisser engluer, contents de pouvoir ajouter à la cacophonie ambiante les moindres gloussements de notre être. Et lorsque se place ensuite au milieu de ce décor féerique un homme qui soit doté de cette capacité de pouvoir distinguer la musique au travers du bruit, et qui soit habité par une inexplicable envie de restituer malgré le tumulte cette musique sous une forme plus intelligible, alors nous avons certainement réuni tous les ingrédients nécessaires à la confection d’une sinistre comédie. Celle de notre violoniste, qui tente tant bien que mal de propager la rumeur d’une liberté possible. Et celle aussi du philosophe, qui joue à conjuguer cette liberté à l’aune de notre labeur. Une sinistre comédie qui, trop souvent, s’achève avec cette ironie sublime qui consiste en ce que lorsqu’il n’y a plus d’oreilles pour écouter le violoniste, ou non plus d’esprit disposé à réfléchir avec le philosophe, alors ils finissent eux aussi par se confondre dans le bruit de l’existence, avalés par sa réverbération, recyclés dans la grande oeuvre amplificatrice de notre temps.