J’aimerais d’entrée de jeu présenter mes excuses au lecteur. Cela m’apparaît nécessaire étant donné que le constat que je m’apprête à énoncer, qui servira d’ailleurs de point de départ à cette nouvelle suite d’élucubrations, est un constat foncièrement imbécile. Je veux dire qu’il ne peut que traduire l’ineptie profonde de celui qui le formule – en l’occurrence celle de l’auteur des présentes basses œuvres. Et non seulement ce constat est-il imbécile mais en plus, je me permettrai d’ajouter l’injure à la grossièreté en prétendant qu’il a une portée universelle – autrement dit que son imbécillité appartient aussi au lecteur, et que ce constat ne concerne pas seulement le cours de ma petite personne mais également celui de la collectivité dans son ensemble. Ainsi voit-on en quoi des excuses s’imposaient et, cette formalité étant maintenant accomplie, j’espère que le lecteur pourra poursuivre cette lecture sans trop éprouver de rancune à mon égard. Le constat que je veux ici poser est donc celui de la beauté et du plaisir qu’il y avait à regarder la cathédrale Notre-Dame de Paris brûler, il y a de cela quelques semaines. Et puisque nous sommes entre nous, esprits intrépides, n’ayons pas peur des mots : cet incendie malheureux ne fut rien d’autre qu’un véritable délice.

Pourquoi cela fut-il un délice? Parce que soudain, il se passait quelque chose dans ce monde flasque, dans ce monde routinisé, préprogrammé, systémisé, bureaucratisé, sur-sécurisé. Dans ce monde, si je puis me permettre en un mot, ennuyant. Soudain, il n’était plus nécessaire de jouir de ces plaisirs préemballés que le marché saupoudre au-dessus de nos têtes, et qui ne nous font plus jouir depuis longtemps mais auxquels nous nous accrochons pour éviter de sombrer, ces petites choses empoisonnées qui émoussent petit à petit les zones érogènes de nos corps et qui finiront par nous rendre, si cela n’est déjà fait, complètement frigides. Soudain, chacun pouvait s’abreuver à ces images de destruction d’une importante pièce du patrimoine architectural mondial, et ainsi recevoir sa nécessaire dose d’émotions non politiquement correctes. Soudain, une horrible tache rougeâtre venait souiller le grand portrait immaculé de la société mondialisée et de sa convivialité touristique. Oui, quelque chose rompait enfin le ronronnement tranquille de ce que j’appelle coquettement le totalitarisme guimauve d’aujourd’hui – soit cet espèce de système qui nous réduit lentement et doucement à des peaux de chagrin tout juste bonnes à faire tourner un mécanisme en lequel personne ne croit plus depuis longtemps. Un totalitarisme guimauve qui n’opère certes plus par le moyen des méthodes sanguinolentes et complètement inappropriées d’autrefois mais bien plutôt par la magie de l’hédonisme consumériste. Après tout, le propre du totalitarisme est d’annihiler ce qui, dans les individus, relève de l’individualité et à cette fin, la violence n’est qu’un instrument parmi d’autres, et certainement pas le plus efficace.

Notre-Dame3

Évidemment, il ne fallait surtout pas laisser cours à de si sordides pensées. Et encore moins y aller d’un haussement d’épaules ou de quelque autre manifestation d’indifférence à l’égard de la catastrophe. L’étiquette voulait plutôt que l’on se joigne au concert des cris d’émois, des pleurs, des témoignages bouleversés, des réactions d’incrédulité. Mieux valait y aller le plus rapidement possible de manifestations ostentatoires de compassion, par exemple en distribuant sur les réseaux sociaux de vieux autoportraits de soi avec la vénérable cathédrale en arrière-plan, question de montrer que l’on avait eu la chance d’entrer en communion touristique avec l’édifice, et que l’on avait donc part au chagrin universel, que l’on s’inscrivait dans la déferlante. Si l’on avait du pouvoir, il fallait jurer le plus rapidement possible que dès que l’incendie serait éteint, on le mettrait au service de la reconstruction. Si l’on avait de l’argent, il fallait en précipiter illico quelques liasses dans cet immense brasier de la compassion intéressée et déductible d’impôt. Ainsi les passants interviewés en vox pop et passés en boucle sur les chaînes d’information en continu, les touristes médusés, les surfeurs du web, les politiciens, les oligarques, les vieux cons scotchés devant leur téléviseur et les jeunes idiots scotchés à leur téléphone : tous pouvaient unir leur émoi et sentir qu’ils faisaient partie d’une seule et même humanité vibrante et solidaire. L’onde d’indifférenciation était telle que même le temps de l’Histoire s’aplanissait, conviant jusqu’à ces pauvres « bâtisseurs du Moyen Âge » à se joindre à la fanfare, comme en atteste cette surréelle lettre publiée dans un grand quotidien nord-américain, qui décrit un rassemblement ayant eu lieu à l’occasion de la Pâques, sur le parvis de la cathédrale :

Ce soir-là, sur le parvis de Notre-Dame, il n’y avait ni papes ni princes, ni chrétiens ni païens ni incroyants, ni riches ni pauvres, il y avait le peuple de vivants venu pleurer, prier, chanter, se consoler, venu surtout pour tisser le nouveau lien mystique avec les artisans bâtisseurs du Moyen Âge, anonymes du présent rendant hommage aux anonymes du passé. Ils étaient là aussi pour faire acte de foi dans la vie : au fond, Pâques, n’est-ce pas la victoire des humains sur la fatalité, l’éclat de la lumière dans la nuit des temps?

Ce soir-là, sur le parvis de la cathédrale blessée, L’Église-puissance redevenait l’Église-souffrance, l’Église-institution redevenait l’Église-communion.

En fait, pour tout dire, l’événement prenait une franche teinte d’irréalité, comme s’il n’était devenu que le prétexte pour une immense opération d’auto-célébration de nos bonnes vertus occidentales. Il ne manquait plus que la tenue de grands défilés d’atermoiements collectifs, de proclamations « je suis Notre-Dame » ou même d’autodafés à l’égard des récalcitrants, des bouchés du beffroi, des quasimodos de la vertu. La cosmétique parisienne, française et occidentale était mise à mal, il fallait farder cet abcès le plus rapidement possible. D’ailleurs, au bout d’un moment, le bâtiment lui-même ne semblait plus à la hauteur de l’amour qu’on lui vouait et, de ce fait, paraissait de trop. Après tout, n’était-il pas devenu incroyablement ennuyant, depuis longtemps, de parcourir la nef au rythme du troupeau des touristes? Et l’incendie ne constituait-il pas une opportunité en or de reconstruire une nouvelle cathédrale « plus belle encore » comme le claironnait le président? Sur-dimensionnée pour accueillir davantage d’autocars de visiteurs, climatisée, ou même « intelligente », c’est-à-dire à la page des nouvelles technologies? Et pourquoi ne pas la sortir de Paris pour l’entourer d’un immense parc à thème « Notre-Dame » animé par une flopée de mascottes-gargouilles? N’aurait-on pas là une représentation honnête de ce qu’elle est devenue vraiment : à savoir une sorte de mini-Disneyland catho, décor de luxe au sein dans l’arsenal de mise en scène narcissique de nos vies?

Mais ce n’était pas fini. On allait vite, dans les semaines qui suivirent l’incendie, achever de vider complètement l’événement de sa concrétude, en l’érigeant comme symbole improbable des merveilles du néolibéralisme et de la mondialisation, tel que par exemple dans le savoureux communiqué du Mouvement Européen France, aux accents si mielleusement autoritaires :

L’incendie qui s’est déclaré la nuit de Paris a révélé à l’obscurité du nationalisme que nous sommes Européens, en vertu des traits de l’Union européenne mais surtout en valeurs, symboles et aspirations. Ainsi, une fois de plus, tout comme après les attentats qui ont secoué la capitale française en 2015 et après chaque tragédie qui touche le continent, la douleur de l’un est la douleur de tous. […] Parce que la civilisation européenne est intouchable, parce qu’elle est encore, contre toute attente, dans tous les cœurs européens et que, du monde entier, on vient l’admirer à travers ses monuments, Notre Dame de Paris, ce symbole qui hier brûlait devant nos yeux effarés, a provoqué l’onde de ferveur que l’on ne percevait plus, l’Europe étant devenue, dans les imaginaires, ce monstre froid qui ne nous montre plus la grandeur des humains capables ensemble de construire par idéal des monuments admirables.

Et que dire de l’impayable Macron qui, sans trop d’esprit de finesse, convoquait la cathédrale à titre de devanture conviviale de son projet néolibéral ? Ainsi, disait-il, l’incendie allait permettre à la France de retrouver « le fil son destin national » (via la zone euro), et de son « destin humain » (sans toutefois sacrifier au saint pouvoir de l’argent). En bout de piste, chacun était invité à s’abandonner dans la catastrophe touchant « l’épicentre de notre vie » et à se laisser consoler par les mains caressantes de cette élite qui ne veut finalement que le bien.

Notre-Dame

Voilà donc le cauchemar à la guimauve avec lequel on a essayé de nous laver le cerveau pendant toutes ces semaines. Aujourd’hui, le feu s’est éteint, les euros pleuvent et Notre-Dame sera reconstruite. Les touristes défileront de nouveaux, les téléphones portables se remettront à crépiter au rythme des autoportraits. La cosmétique occidentale sera sauve. L’humanité sera grande et belle. Mais quant à moi, sombre imbécile caché derrière son blogue, je me languis encore de la beauté des flammes venant lécher les ogives, du fracas magnifique de la flèche s’effondrant, du suspens haletant qu’il y avait à attendre de savoir si le beffroi nord allait finir par rendre l’âme. C’était beau et terrible à la fois. La mort – même celle d’un monument – n’est-elle pas après tout une chose terrible? Mais malgré tout, c’est aussi une chose magnifique, ne serait-ce que parce qu’elle rend la vie possible en éliminant ce qui l’insupporte. Car si la mort n’avait pas cette amabilité de venir frayer un chemin au temps, le monde finirait par se prendre les pieds dans sa propre substance. C’est pour cela que l’homme a de temps à autre besoin du voisinage de la mort et de son cortège d’émotions non politiquement correctes pour se sentir vivre. Et si sa culture et sa morale ne lui laissent pas le loisir d’en jouir ouvertement, alors cela se fera dans le secret, quitte à recouvrir ce dernier d’une orgie de bons sentiments.

D’un certain point de vue, il pourrait parfois être bon que les bâtiments disparaissent afin de rendre possibles de nouvelles façons d’habiter le monde. De même qu’il pourrait parfois être bon que les joyaux architecturaux s’éteignent, par exemple pour nous dégager d’une splendeur passée qui n’a plus rien à voir avec le présent, et qui nous empêche de jeter un œil honnête à ce que nous devenons. C’est selon un tel point de vue que l’incendie de Notre-Dame avait quelque chose de beau. Si beau que j’irai jusqu’au bout de mon imbécillité – pour laquelle je présente encore une fois mes excuses au lecteur – en affirmant qu’il faudrait le rallumer. Juste un tout petit peu. Mettons le temps d’un bulletin de nouvelles.

4 réflexions sur “Il faut rallumer Notre-Dame !

  1. Bonsoir,

    Vous avez clairement du talent, mais vous investissez dans l’émotivité un moyen de contrecarrer la post-modernité, vos mots sont dès lors un réjouissement de votre émoi face à un spectacle, celui non pas d’une cathédrale qui s’effondre pour se libérer de sa captivité humiliante, mais celui de votre captivité de laquelle vous prétendez vous libérer.

    Mais au lieu d’être un Nietzsche, devenez un Spinoza !

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  2. Il ne s’agit pas de contrecarrer la postmodernité, ce qui serait comme vouloir contrecarrer le temps, mais seulement et toujours de contrecarrer la flasquitude de l’esprit. Et à cette fin, je pense certainement qu’ il est nécessaire de convoquer l’émotivité, entendu que la flasquitude moderne de l’esprit est en bonne partie due à une rationalité complaisante. Il faut s’émouvoir, s’étonner, s’attrister, s’encolériser ou s’ébaubir de ce qui fait notre monde. Par contre, je veux que ces émotions soient convoquées dans la mesure où sont révélées leurs affiliations philosophiques, qu’elles deviennent les racines d’une réflexion, et non de simples pétards dont l’explosion se perd en échos diffus. À ce titre, ma réjouissance découle ici, et partout ailleurs en fait, de l’abondance philosophique que recèle chacun de mes émois.

    En tout et pour tout, mon approche consiste à poser des questions sous forme de récit angoissé (et à peine assaisonné d’ironie). Une angoisse dont je porte la racine, bien sûr, mais qui ne définit aucunement mon existence en tant que telle.

    Quand à votre dilemme Nietzsche – Spinoza, je pense que les deux se valent très bien et même qu’ils se complètent. Il y a une proximité certaine entre ces deux pensées. Nietzsche ne qualifiait-il pas son vénérable collègue de « précurseur »? Mais, à vrai dire, votre commentaire m’inspire alors j’y reviendrai possiblement sous forme d’article complet.

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