Le mot spiritualité, déchu avec l’avènement des philosophies rationalistes de l’ère moderne, a retrouvé une certaine dignité au travers de l’oeuvre d’Henri Bergson, ce philosophe français ayant sévi à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, et dont la carrière fut couronnée par un prix Nobel de la littérature (voir Wikipédia pour une biographie complète). Je vais ici tenter d’expliquer de quelle manière la spiritualité a fait irruption dans la philosophie de cet éminent penseur.

Jusqu’à Bergson, la plupart des philosophes considéraient que la connaissance est rendue possible à l’homme exclusivement de par la faculté qu’il a de découper le réel en petites parties puis d’examiner les rapports qu’entretiennent ces parties entre elles. Par exemple, pour connaître la biologie de l’arbre, l’homme en a établi les différentes parties – tronc, branches, feuilles, racines, fruits, etc. – puis il a examiné quelles sont les fonctions de chacune de ces parties et enfin, il a analysé de quelle façon tout cela s’imbrique dans la mécanique générale de l’arbre. En somme, l’homme découpe puis remonte les choses à la manière de machines. Un autre exemple plus abstrait qui intéresse particulièrement Bergson est celui du temps. Comment l’homme se taille-t-il une connaissance du temps ? Essentiellement, en déroulant le temps sur une ligne infinie qu’on peut par la suite découper de la manière qui nous chante, afin de mesurer la durée des divers phénomènes de la réalité, puis de remonter le tout sous forme de « machine chronologique ». Cette faculté de découpage et d’agencement des parties découpées, nous pourrions aussi lui donner le nom de raison (en fait, Bergson utilise le mot intelligence, que je trouve quant à moi inapproprié – désolé pour les puristes). Bergson l’appelle aussi parfois pensée géométrique, car son modèle ultime lui est fourni par la géométrie.

Mais voilà qu’à propos de cette question du temps, Bergson pose le constat qu’en rendant le temps objectif, c’est-à-dire en le projetant sur une ligne et en le découpant, il nous échappe alors quelque chose de capital. Cette chose capitale, c’est la durée elle-même. C’est-à-dire que l’essence du temps est, selon Bergson, d’être pure mobilité ou, pour le dire autrement, de passer ! Mais en découpant le temps, en mesurant des durées, nous n’accédons pas pour autant à la durée, au déroulement même des choses, au passage même du temps, mais seulement à des points fixes. Nous nous faisons du déroulement des choses une image artificielle. J’illustre ceci par un autre exemple: nous pouvons envisager le déplacement d’une personne en nous représentant son état dans un point A, par exemple dans le salon d’une maison, puis dans un point B, mettons dans un supermarché. C’est ce que nous faisons la plupart du temps. Mais cela est une toute autre chose que de nous plonger dans le mouvement même, réel, subjectif et indivisible de cette personne; de revivre en quelque sorte l’effort qui sous-tend ce mouvement. De même que pour l’arbre dont nous parlions plus haut, nous pouvons, au lieu de le diviser en parties et d’en recomposer la mécanique, tenter de nous plonger dans sa réalité mouvante elle-même et de considérer l’effort vital qui l’a fait se métamorphoser, en un seul mouvement indivisible, de son état de semence jusqu’à son état d’arbre mature (d’ailleurs, Goethe ne préfigurait-il pas Bergson avec sa phénoménologie de la nature ?) Bergson appelle intuition cette faculté par laquelle il nous est possible de nous plonger dans la durée, dans la mobilité même du réel.

temps

Alors que la raison a affaire avec la matérialité du monde – puisque ce que nous appelons matière n’est autre que la projection du réel dans la géométrie sécable de l’espace et du temps objectif, l’intuition a quant à elle affaire avec l’esprit, c’est-à-dire à la conscience immédiate du réel pris dans sa mobilité même:

L’intuition est ce qui atteint l’esprit, la durée, le changement pur. Son domaine propre étant l’esprit, elle voudrait saisir dans les choses, même matérielles, leur participation à la spiritualité, – nous dirions à la divinité, si nous ne savions tout ce qui se mêle encore d’humain à notre conscience, même épurée et spiritualisée. (Cf. La Pensée et le Mouvant).

Voilà donc comment Bergson parvient jusqu’à l’idée de spiritualité: par le dévoilement d’une méthode réflexive fondée non pas sur les prescriptions de la raison, mais plutôt sur l’appréhension intérieure et subjective de la durée elle-même des choses. La différence entre les deux modes de réflexion s’éclaire particulièrement bien lorsque l’on se penche sur le problème de la liberté humaine. Ainsi, si nous prenons l’homme sous l’angle de sa matérialité, que nous découpons les moments de sa vie et tentons de refaire la mécanique qui a présidé à chacun de ses pas, il est éminemment facile de défendre la thèse que l’homme est déterminé de long en large par son environnement, son milieu de vie, par ses instincts, ses relations, etc., à la manière d’une machine biologique. Mais si par contre nous nous plongeons dans le déroulement même de la vie de cet homme, il nous faut reconnaître que chacun de ses moments constitue une nouveauté radicale, que même si plusieurs facteurs jouent à faire sentir leur influence sur lui, rien n’est écrit à l’avance pour autant, de telle manière qu’il devient alors immensément sensé de défendre la thèse selon laquelle l’homme est foncièrement libre de ses actes.

À la lumière de l’exemple qui vient d’être décrit, notons une chose très importante: il est remarquablement plus facile de discuter d’un point de vue fondé sur la raison que d’un point de vue fondé sur l’intuition. Ainsi, la thèse du déterminisme peut être appuyée par tout ce que la culture compte de science, de philosophie, de sens commun. En fait, la nature même du langage, qui opère par découpages, concourt à rendre la vie plus aisée à ce point de vue. Le point de vue intuitif s’appuie quant à lui sur une expérience subjective du réel. Or, il n’est pas simple de communiquer une telle expérience, puisque tout concept, tout raisonnement strict s’y interpose: il faut plutôt passer par les chemins tortueux de la métaphore et de l’image.

Bergson illustre d’ailleurs cette difficulté au moyen de deux images saisissantes: il affirme d’abord que la raison constitue la pente naturelle de l’esprit, que l’inertie même de notre entendement nous y pousse, et ensuite que l’accès à l’intuition exige que nous nous fassions violence afin de remonter cette pente. Ainsi, chez Bergson, le chemin qui mène à la spiritualité n’est pas de tout repos. Il s’agit plutôt d’un travail de tous les instants. Mais n’est-ce pas le cas de toutes les grandes idées qui mettent à mal notre paresse naturelle ?

5 réflexions sur “Bergson et la spiritualité

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