Le spectacle médiatique caractéristique de notre époque déteint si bien sur nous, hommes de la postmodernité, que lorsque nous n’y prenons gare, l’esprit journalistique vient court-circuiter sans cesse notre faculté de réflexion. En fait, exposés quotidiennement comme nous le sommes aux surabondantes sources d’information qui nous entourent, cet esprit devient véritablement une seconde nature, une sorte d’indélogeable incrustation psychique que nous pouvons à bon droit appeler notre journaliste intérieur.

Le journaliste intérieur est à l’affût: que ce soit au musée, au travail, dans une conversation, en lisant un livre, en regardant un paysage, il prend toujours les devants afin de rechercher les éléments frappants, sinon sensationnels, qui pourront être affichés à la une de notre conscience. Le journaliste intérieur est agile, méthodique et rapide : il a tôt fait de passer les événements du moment au crible afin de tisser des liens, de former des agencements, de formuler des appréciations, des interprétations, des opinions – bref, de sécréter de l’Intéressant.

J’utilise ici le mot « Intéressant » avec un « I » majuscule parce que cela lui donne un certain chic conceptuel, mais aussi parce que cela réfère à une catégorie de l’illustre Kierkegaard. Chez le philosophe danois, l’Intéressant désigne en effet ce qui est dénué de sérieux et de signification existentielle – une catégorie qui convient certainement à la plupart des productions de notre joyeux monde médiatique, autant qu’à celles de notre journaliste intérieur.

Ainsi la fonction essentielle des médias consiste-t-elle à procéder à une réduction de la réalité afin de générer de l’Intéressant, lui-même une denrée fort prisée sur le marché. De la même manière, notre journaliste intérieur, poussé par une étrange curiosité auto-contemplative, émiette notre complexité humaine pour fabriquer avec ce qu’il en reste une sorte de feuilleton aux saynètes absurdes, une chronique de nos propres jours dont nous pouvons à dessein saupoudrer les épisodes là où il nous sied – par exemple dans ces enclaves du totalitarisme spectaculaire que sont les médias sociaux. Après quoi l’Intéressant prospère comme par magie : on commente la saynète, on chronique sur la saynète, on fait son apologie ou son procès, on commente la chronique, on chronique sur la chronique, on chronique sur le commentaire, on fait le procès du commentaire de la chronique sur la chronique et cela continue sans fin.

Si bien qu’au bout du compte, l’on fini par devenir à soi-même, sous le règne du journaliste intérieur, le prisonnier d’une cage aux parois invisibles, car bardées de choses intéressantes, si intéressantes.

3 réflexions sur “Chroniques de la vie mutilée #2: Le journaliste intérieur

  1. Nos opinions sont toujours celles des autres. Nous ne pouvons pas en avoir d’autre. La « réflexion » n’est pas « court-circuitée » car ce ne sont pas des sujets de réflexion, lorsque cela ne nous concerne pas (c’est à dire que cela concerne l’existence des autres).

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  2. Lorsque je dis que la réflexion est court-circuitée, c’est évidemment un jugement éthique: j’affirme que nous risquons de mieux réfléchir si nous nous prémunissons quelque peu de l’esprit qui règne dans les médias. La reine Éthique, Hervé: la reine de la philosophie s’appelle Éthique.

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    1. Le mot éthique me pose souci, car je ne suis pas certain que ce soit quelque chose d’atteignable. Il me semble d’ailleurs que les philosophes ne parlent que de morale lorsqu’ils parlent d’éthique.

      Mais j’avais bien compris ce que vous dites. Ce que je disais c’est que nous ne pouvons réfléchir que quand nous parlons de ce que nous connaissons. Par exemple, je suppose que votre réflexion n’est pas « court-circuitée » lorsque les médias parlent d’architecture, alors que lorsqu’ils parlent du réchauffement climatique, vous ne pouvez que les croire (ce qui semble être la norme) ou pas (ce qui est mon cas). Il n’y a pas de réflexion car ce ne sont que des opinions, ce n’est pas seulement que la réflexion est « court-circuitée » mais qu’il n’y en a pas. Une éthique pourrait être de ne pas se laisser influencer par les opinions… mais cela supposerait que les autres, ceux qui les croient, puissent vous laisser cette liberté. Ce n’est plus le cas en France ou en Europe. Puisque je parle de dictature (car il s’agit bien de cela, et que cela passe par les médias), cela me fait penser à un roman que je vous conseille : 1q84 (c’est un « remake » très subtil de 1984).

      Cela ne remet pas en cause ce que vous dites. Ce n’était qu’un aparté. Vous avez une approche qui me perturbe (je suis peut-être spécial), mais un commentaire ne veut pas dire que je ne suis pas d’accord (tout au moins pour cette fois :-)). Je n’ai donc pas abordé le sujet que vous évoquez dans ce texte.. alors qu’il m’inspirera peut-être dans quelques semaines ou quelques mois. Le problème est bien que l’homme, au travers de ce qui est « Intéressant », c’est à dire de ce qui ne le concerne pas, ne fait que se battre contre ceux qui pourraient ne pas être les fils de Dieu (de sa communauté, de sa culture…). Il est intéressant (pour moi) que vous (et c’est rare) vous posiez la question.

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