J’ai toujours été fasciné par la progression étonnamment rapide de la carrière de John Lennon. Que l’on y songe: en 1965, il n’est encore qu’une espèce de Backstreet Boy de luxe dont la principale fonction est de faire frémir les jeunes minettes à la sexualité encore recouverte du manteau oppressant de la religion. À peine deux années plus tard, en 1967, il devient l’un des grands prêtres idéalistes de la vague hippie en proclamant, un joint à la main, et quelques amphétamines dans le corps, le pouvoir rédempteur de l’amour et de la paix sur terre. Trois petites années passent encore et cette fois, le Lennon nouveau crie sa désillusion la plus complète à l’égard des idées grandioses des années soixante.

Cette troisième phase de sa carrière, fort intéressante au demeurant, est le mieux représentée par l’album John Lennon / Plastic Ono Band – sans doute son meilleur travail en solo, paru très précisément le 11 décembre 1970. Il s’agit d’une œuvre acidulée, quoique entrecoupée de moments tendres, et extrêmement personnelle, dans laquelle le chanteur crache sur tout ce qui bouge: sa mère absente, son père désintéressé, son comparse Paul McCartney, la société bourgeoise anglaise, les hippies, les chrétiens, Bob Dylan, Elvis Presley, etc. Le plat de résistance de cet opus est certainement la magnifique God, une ballade aux accents blues dont on ne sait trop s’il s’agit d’un cri de liberté ou d’un chant funéraire. Dans cette chanson, à laquelle nous allons d’ailleurs nous intéresser ici, Lennon cherche à se dégager de l’héritage de la folle décennie des années soixante. Les hostilités s’ouvrent par un petit mais très dense préambule philosophique:

God is a concept
By which we measure
Our pain
I’ll say it again
God is a concept
By which we measure
Our pain

Le lecteur philosophiquement avisé remarquera que ces quelques lignes constituent un parfait condensé de tout le discours que l’illustre Friedrich Nietzsche entretient à propos des valeurs chrétiennes. Cela dit, la critique de Nietzsche est aussi dirigée contre tout ce qui veut s’ériger en valeur absolue et de même, lorsque Lennon fait référence à Dieu, il ne pense pas seulement à celui de la Bible, mais aussi à toutes les tentatives de l’homme pour trouver une puissance à laquelle obéir – une puissance capable de lui indiquer ce qu’il convient de faire et qui pourrait donc le soulager de ce long et douloureux dilemme éthique en lequel consiste son existence. Comme Nietzsche, Lennon pose donc le constat que cette recherche d’une puissance absolue constitue une regrettable imposture, qu’elle ne fait que masquer la douleur de ce dilemme. Pour le moustachu philosophe, cette imposture est carrément l’œuvre décadente des faibles, des hommes du ressentiment, de ceux qui renoncent à la vie et qui veulent la noyer sous le poids leurs idoles. Aussi, à ceux qui en ont la force revient la tâche de détruire celles-ci à coups de marteau. Mais tout n’est pas si simple car cette destruction, aussi libératrice puisse-t-elle être, a aussi pour effet de plonger l’homme dans la crise nihiliste, c’est-à-dire qu’elle nous met à nu devant l’opacité du réel, devant le mystère de l’existence; elle nous laisse désemparés de ne plus savoir sur quoi fonder notre vie. Aussi, c’est avec désarroi que Lennon assène les coups de marteau dans la deuxième section de la chanson:

I don’t believe in magic
I don’t believe in I-Ching
I don’t believe in Bible
I don’t believe in tarot
I don’t believe in Hitler
I don’t believe in Jesus
I don’t believe in Kennedy
I don’t believe in Buddha
I don’t believe in mantra
I don’t believe in Gita
I don’t believe in yoga
I don’t believe in kings
I don’t believe in Elvis
I don’t believe in Zimmerman
I don’t believe in Beatles

Flanqué d’un pesant accompagnement qui exprime parfaitement la souffrance causée par le deuil de chacune de ces choses, Lennon fracasse durement ces idoles. Si plusieurs d’entre celles-ci font de toute évidence partie de l’histoire personnelle du chanteur, d’autres sortent clairement du seul cadre des années soixante – c’est manifestement le cas en ce qui concerne par exemple la magie, la royauté ou bien Hitler. Ainsi le chanteur nous parle-t-il de lui-même et de l’idéalisme coloré de son époque, mais il renvoie aussi à une réalité autrement plus collective, une réalité à laquelle nous pouvons tous, encore aujourd’hui, nous identifier et puiser notre lot de douleur.

Lennon 3

Car le drame de la crise nihiliste du monde occidental, qui se trouve ici rejoué à la sauce rock, nous appartient tous autant que nous sommes. Cela tout d’abord parce que résonnent encore en nous les déroutes et les désillusions amères qu’elle a provoquées durant les deux derniers siècles: l’étiolement de la chrétienté, l’échec des grands idéaux des Lumières, celui du communisme, de la science, du capitalisme, ainsi que le cauchemar des politiques européenne et internationale, matérialisé sous la forme des deux grandes guerres du XXe siècle. Mais la crise nihiliste nous habite aussi et surtout parce que nous devons tous désormais faire face, à un moment ou l’autre, à l’opacité du réel dévoilée par la raison sceptique. De même que nous finissons tous (du moins je l’espère) par nous demander vers quelle patrie nous tourner – tout comme se le demandait d’ailleurs Nietzsche lorsqu’il proclamait avec douleur, à la fin du XIXe siècle, la mort de Dieu. Lennon n’est pas différent: l’homme qui chante « I don’t believe in Beatles » est brisé, et il est lui aussi à la recherche d’une nouvelle patrie. Cependant, la suite du texte suggère qu’il l’aurait déjà trouvée:

I just believe in me
Yoko and me
And that’s reality

Exit les grands projets révolutionnaires, les grands idéaux, les grands combats, les grandes déclamations: Lennon veut se consacrer à son propre jardin – celui de la famille qu’il voudrait fonder avec sa compagne, la mal-aimée mais pourtant si sympathique Yoko Ono. En fait, l’annonce est un peu trompeuse puisqu’il faudra attendre cinq autres années avant que cette nouvelle vie ne devienne réalité. En effet, de 1970 à 1973, le chanteur britannique décide plutôt de se consacrer à l’activisme politique, en s’engageant notamment pour la défense des droits des prisonniers, des noirs, des femmes, etc. On le voit même, ici et là, arborer certains éléments de la panoplie révolutionnaire, par exemple le béret à la Che Guevara. Cette parenthèse militante, que nous pourrions être tentés d’omettre au vu de notre angle d’étude de l’oeuvre lennonienne, trouve néanmoins une intéressante résonance par rapport à l’histoire du nihilisme.

Cette histoire, nous pouvons la diviser en deux phases. La première, que nous appellerons le nihilisme « rationnel », commence, comme nous l’avons déjà vu, avec le rejet des valeurs traditionnelles, mais nous ajouterons ici que ce mouvement s’accomplit dans un premier temps au profit de la raison. Puisque c’est par le travail critique de la raison que les mythes, les religions et les grands absolus du passés sont écartés, l’homme tente en effet de reconstruire le monde, de fonder sa vie par le moyen de la raison – exactement comme le faisait Descartes après être arrivé au bout de son doute méthodique. Historiquement, c’est cette attitude qui est à la source de l’époque des Lumières, puis de l’avènement du libéralisme démocratique et enfin de l’eschatologie révolutionnaire. Or, considérant la coïncidence des motifs politiques révolutionnaires, peut-être pourrions-nous voir dans la parenthèse militante lennonienne l’équivalent, à l’échelle individuelle, de ce nihilisme « rationnel » ?

Quant à la deuxième phase du nihilisme, elle débute avec l’autocritique de la raison, avec la découverte qu’elle ne peut rien fonder du tout puisqu’elle n’est à l’homme qu’un instrument. Aussi les grands projets fondés sur la raison finissent-ils par s’écrouler sous le poids de cette nouvelle prise de conscience. Chez Lennon, cet écroulement coïncide étrangement avec un flop musical – celui de l’album engagé Some time in New York City. Cet échec est aussi suivi d’une période sombre, dite du « lost weekend » : en 1973, le chanteur se fait mettre à la porte par sa compagne Ono et pendant près de deux années, il s’expatrie à Los Angeles avec ses deux nouvelles amies, l’alcool et la cocaïne, avec lesquelles il touche le fond (de son nihilisme ?). Lennon revient au bercail en 1975 et, comme tout homme qui n’a plus de mythes sous la main ni d’illusions à propos de ce que peut sa raison, il se tourne vers ce qu’il reste : en l’occurrence lui-même, ainsi que son propre jardin. Il décide alors de se retirer de la vie publique pour se consacrer entièrement à sa femme et à son fils Sean qui vient de naître. Par le fait même, il vit enfin selon la conviction qu’il avait formulée cinq ans plus tôt dans sa chanson God.

Lennon4

Dans ce retour aux choses domestiques, le chanteur britannique se trouve encore une fois parfaitement en phase avec l’esprit de son temps et avec le cours historique du nihilisme. En effet, après le dernier souffle idéaliste des années soixante, la société occidentale entre dans sa phase narcissique – laquelle ne doit pas a priori être comprise comme une espèce de pathologie collective mais plutôt comme un mode d’évolution sociale parmi d’autres. Plus précisément, le narcissisme social consiste en une accélération marquée de la logique individualisante, rendue possible par l’implosion des grands idéaux qui cimentaient jadis les collectivités. La valeur centrale de cette nouvelle société devient le plaisir et sa philosophie celle de l’hédonisme. Les individus se décrispent et acquièrent une flexibilité culturelle sans pareil mais en revanche, leur vie y perd une certaine épaisseur. La culture du cool étend son empire sur la place publique mais parallèlement, l’esprit devient peu à peu le royaume de l’anxiété. En tout et pour tout, l’homme du narcissisme cherche à aménager du mieux qu’il le peut le vide qui lui pend au bout du nez. Les traits de cette nouvelle mentalité seront d’ailleurs involontairement esquissés par Lennon lui-même dans cette autre fascinante chanson qu’est Watching the wheels, parue en 1979 et traitant de son retrait de la vie publique : « I’m doin’ fine watchin’ shadows on the wall… I’m just sitting here watching the wheels go round and round, I really love to watch them roll… I tell them there’s no hurry, I’m just sittin’ here doin’ time…

Mais revenons en 1970 et à notre complainte nihiliste God, dont il ne nous reste plus qu’à examiner la dernière section, dans laquelle Lennon récapitule son propos:

The dream is over
What can I say?
The dream is over
Yesterday
I was the dream weaver
But now I’m reborn
I was the Walrus
But now I’m John
And so dear friends
You just have to carry on
The dream is over

« The dream is over » : oui, le grand rêve des années soixante, dont Lennon fut l’un des prêtres, était bien terminé. Et avec ce dernier souffle d’une véritable idéologie révolutionnaire et d’une véritable contre-culture, c’est le nihilisme « rationnel » – que j’appellerais aussi modernité « dure » – qui prenait fin, c’est-à-dire la modernité comme tentative de fonder rationnellement la vie des hommes. Elle laissait ainsi place à une modernité « molle », caractérisée par le narcissisme social et par cet étrange flottement autour du problème irrésolu du nihilisme. C’est une période que nous désignons aussi  parfois par cette appellation si ambiguë qu’est la postmodernité. Oui, le grand rêve était terminé. Mais puisqu’il n’était plus question de rêver grand, nous allions désormais rêver petit.

3 réflexions sur “La fin du grand rêve

  1. Je n’avais pas eu le temps de lire attentivement quand vous l’aviez publié. C’est intéressant, mais cela rapporte à beaucoup de choses…
    Je dirais que Durkheim parlait déjà de l’individualisme qui n’est apparemment pas lié aux idéaux sociaux. Mais parlons-nous de la même chose? Car nos sociétés nous font croire en l’individu, ce qui nous ramène peut être à l’antiquité, que nous sommes ce que nous méritons. Ce qui nous détache de notre communauté, c’est-à-dire justement de ce que nous sommes. N’est-ce pas cela le nihilisme? Ce n’est qu’une idée lancée comme cela: chercher en soi ce que nous sommes et ne rien trouver, car nous ne pouvons être que ce que sont les autres? Et puis, une autre question qui me vient, Alexandre le Grand a eu une progression tout aussi rapide. Qu’est-ce qu’il cherchait? La même chose?

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  2. C’est drôle, j’ai publié peu de temps avant, moi aussi, un article sur Lennon où je fais référence à Nietzsche. D’où ma curiosité d’aller lire votre texte sur le sujet, qui aborde une phase de la carrière de Lennon que je ne connaissais pas. Intéressant parallèle entre l’évolution du nihilisme à l’échelle de notre civilisation et l’évolution personnelle de Lennon des années 60 à la fin des années 70.

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