Pour ceux et celles qui ne l’ont pas encore réalisé, j’annonce que les jours de notre civilisation sont comptés. Ou du moins, que les jours de notre paradigme actuel quant à la façon d’habiter le monde – soit la façon moderne, qui consiste à viser un perpétuel accroissement de notre arsenal d’objets – sont comptés. Je ne ferai pas la démonstration de cette annonce dans la mesure où les preuves affluent un peu partout des multiples organismes scientifiques de la planète et qu’elles sont éminemment faciles à trouver sur le Web. Qu’il nous suffise ici de rappeler que les ressources énergétique de la planète sont en train de s’épuiser et que le climat se réchauffe à vitesse grand « V ». Pour ces deux raisons, c’est un fait indisputable que le système Terre ne pourra pas soutenir encore très longtemps l’état actuel des choses.
Par conséquent, la tâche incombe aux hommes de découvrir de nouvelles façons d’habiter le monde. D’où l’intitulé de cette nouvelle série d’articles « Écosophie », du grec oîkos, « habiter » et sophia, « sagesse ». Il ne s’agit donc pas d’une référence au mouvement philosophique du même nom, qui fut porté notamment par Arne Næss et Félix Guattari, mais plutôt d’un terme générique pour désigner cette partie de la philosophie qui s’intéresse à l’art d’habiter la terre dans le respect des dynamiques qui lui sont propres. Plus haut, je parlais de « découvrir de nouvelles façons d’habiter le monde » mais c’est un énoncé qui n’est peut-être pas assez radical dans la mesure où si la terre se détraque comme elle est en train de le faire, il faut bien en venir à la conclusion que nous ne savons plus comment habiter le monde, que nous avons oublié ce que cela veut dire ou pire encore, que nous ne l’avons jamais su. D’ailleurs, si l’on passe attentivement la notion même d’habitation au crible, on finit par se rendre compte qu’elle est corrompue jusqu’à la moelle. Le terme émane en effet du latin habitare, qui lui-même découle de habere, qui signifie « posséder », « être maître de » ou encore « garder pour soi ». Or, au regard de la nature, cette conception n’a absolument aucune valeur puisque de la terre, l’homme ne possède rien, n’est maître de rien et ne saurait garder quoi que ce soit pour lui-même. En fait, cela tend à faire penser que nous n’avons jamais envisagé le concept d’habitation que dans une perspective sociétale, c’est-à-dire au travers de la dialectique de la possession privée et du collectif. Pourtant, à regarder les choses sous l’angle d’un tel schéma de la possession, force est de constater que nous ne sommes et ne serons jamais que d’éternels locataire de notre habitat terrestre. Notre notion traditionnelle de l’habitation est donc elle-même inapte à rendre compte du problème qui nous pend au bout du nez.

La signification de l’habiter qu’il m’importe de considérer en vue d’une pensée écosophique transcende plutôt ses propres limites étymologique pour atteindre une résonance ayant quelque chose de proprement existentiel, à l’instar de ce que racontait par exemple ce grand coquin d’Heidegger dans son essai Habiter, bâtir, penser. Le philosophe allemand affirmait en effet qu’habiter veut dire « ce qui ménage toute chose dans son être », où ce ménagement, du latin manere, qui signifie « séjour », réfère au séjour de l’homme sur terre. Heidegger ajoutait encore que « la condition humaine réside dans l’habitation ». L’habiter de l’homme équivaut donc, sous cet angle, à la manière dont il séjourne en cette vie. Cette vision est, on le constate, radicalement différente de ce qu’on entend habituellement par ce terme, soit le fait de posséder un logement – et notamment un logement remplis d’objets – et d’y tenir ses activités ordinaires. C’est pourtant l’ampleur du questionnement auquel la crise actuelle nous pousse. Il ne s’agit pas de se demander quel genre de logement et quel genre d’objets l’homme doit posséder afin de pouvoir continuer de vivre comme il le fait actuellement, mais plutôt de carrément repenser la forme de son séjour sur terre.
Et c’est peut-être d’ailleurs ce qui constitue actuellement le plus grand vide de toutes les discussions qui ont cours quant à la manière d’affronter la crise: c’est qu’elles ont lieu essentiellement sur un mode éco-logique, ou encore éco-technique. Non pas que j’aurais quelque envie saugrenue de condamner cette science qu’est l’écologie, au contraire: nous ne nous en sortirons pas sans continuer d’approfondir notre compréhension de la logique des dynamiques qui lient le vivant et son habitat. Mais si nous persistons à nous approprier ces dynamiques dans le seul but de les mettre au service de notre façon actuelle d’habiter le monde, alors nous serons cuits et ce, de façon possiblement littérale. Je pense bien sûr ici à tout l’attirail des technologies vertes, de l’économie verte et du développement durable. Oh il y a bien dans ces mouvances suffisamment de bonnes intentions pour paver quelques fois la surface de l’Enfer mais en revanche, on n’y trouve pas le iota d’un début de remise en question de notre façon de séjourner ici-bas. Et de fait, il est à toutes fins utiles déjà factuellement acquis qu’un simple verdissement de notre modernité ne constitue qu’un remède absurdement léger au regard de l’ampleur de ce qui se profile.

En somme, nos raisonnements éco-logiques et nos prouesses éco-techniques ne valent pas grand-chose s’ils ne donnent pas lieu à une réflexion éco-sophique ou s’ils ne sont pas au service d’une nouvelle philosophie de l’habiter. Autrement, ils ne pourront que s’aligner sur la philosophie moderne actuelle qui accorde la place d’honneur à la technique et à la production. Ce constat recoupe d’ailleurs le problème beaucoup plus global de la rationalité moderne, dont j’ai entre autres déjà traité ici et là, que nous pouvons qualifier de « technique ». Cette rationalité technique prend racine dans la philosophie de René Descartes, laquelle marque la rupture de l’unité de l’homme et de la nature, au profit d’un rapport d’instrumentalisation de la deuxième par le premier. Que l’on me permette ici de citer bien humblissemement ce splendide passage de la deuxième partie de l’opus intitulé Le totalitarisme guimauve, où je traite de l’impact du Cogito cartésien sur la pensée moderne :
Le Cogito marque donc le coup d’envoi de ce nouveau paradigme rationaliste de la philosophie en refondant l’être de manière complètement abstraite comme substance rationnelle. Certes, en s’appuyant sur l’existence de cette substance rationnelle, Descartes déroule ensuite tout le réel au moyen d’un savant mécanisme argumentatif et retrouve le chemin qui le mène jusqu’à la restauration de Dieu et du monde entier. Seulement, le mal est déjà fait, car le monde sensible se trouve malgré tout complètement dévalué par l’exercice, et Dieu avec. L’instrument de la raison s’élève à la dignité de principe et c’est la nature qui se trouve alors réduite au rang d’instrument, ou plus précisément de lieu d’application des capacités rationnelles de l’homme. Cette curieuse inversion donne alors lieu à l’émergence de ce que nous pourrions appeler la pensée techniciste ou, plus simplement, au technicisme, c’est-à-dire une pensée qui se développe d’abord autour des moyens qui sont à la disposition de l’homme, plutôt qu’autour de ses grandes intuitions morales – par exemple celles à propos de ce en quoi peut consister une vie bonne.
Voilà donc l’ennemi à abattre. Non pas, comme pourraient se l’imaginer certains lecteurs à l’esprit particulièrement tordu, Descartes lui-même, lequel n’était pas un mauvais bougre, mais bien plutôt cette fameuse raison technique. Non pas la raison technique comme faculté de l’homme à échafauder des techniques et à concevoir des objets, mais bien comme philosophie générale, comme manière d’habiter le monde. Car si la faculté d’échafauder des techniques est essentielle à l’homme, et qu’elle concourt même à définir sa nature, elle n’en devient pas moins néfaste lorsqu’elle est élevée à une place qui ne lui convient pas. La tâche d’une écosophie digne de ce nom est donc de renverser cette raison technique ou mieux encore: de la rendre caduque jusqu’au point où les hommes, en la rencontrant, ne pourront que passer leur chemin en souriant, amusés à la vue de cette folie adolescente d’un autre temps.